Traduire pour convaincre dans l’Espagne du Moyen-Âge et du Siècle d’Or

Les travaux présentés dans ce dossier sont le fruit d’un colloque qui s’est tenu à Bordeaux le 3 avril 2019, organisé par l’EREMM (Equipe de Recherche sur l’Espagne Médiévale et Moderne), composante de l’équipe d’accueil AMERIBER (EA 3656). Dans le prolongement des travaux de l’EREMM autour de l’argumentation et des stratégies d’écriture, nous avons souhaité réfléchir sur la problématique de la traduction en tant que vecteur de persuasion, en prenant comme domaine d’exploration la circulation des textes en Espagne, au Moyen-Âge et au Siècle d’Or.

L’association de ces deux verbes, traduire et convaincre, peut paraître un peu étrange, à première vue. En effet, le travail du traducteur n’est-il pas de restituer la pensée d’un auteur dans une autre langue le plus fidèlement possible ? Vu sous cet angle, l’acte de la traduction ne ferait que reproduire une volonté de persuasion par personne interposée, par procuration pourrait-on dire. Il faut, bien sûr, nous entendre sur la notion de « persuasion », qui semble pointer des textes bien précis, notamment à contenu non spécifiquement littéraire. En effet, le champ littéraire n’est-il pas celui de la « fiction » et, partant, de la liberté créatrice dont le seul devoir est celui de « convaincre » le lecteur en le faisant adhérer au pacte de lecture qui repose sur une vérité poétique immanente au texte ? Pour le dire avec les mots de Roland Barthes, la rhétorique s’occupe de la « parole simulée », c’est-dire de l’art verbal comme instrument de persuasion, alors que la poétique s’occupe en premier lieu de la « parole fictive », la fiction étant le propre de la littérature1. On peut penser que la volonté d’emporter l’adhésion est un aspect plus spécifique des textes à caractère historique ou idéologique, dont la gamme s’étend de la chronique au pamphlet, en passant par le discours politique ou religieux. Or, dans l’acte de traduire se joue un double discours, que la célèbre paronomase italienne du « traduttore-traditore » résume bien. Est-ce que la traduction est une façon d’affirmer, par le travestissement linguistique, la volonté de persuasion contenue dans le texte original, ou bien, au contraire, s’agit-il d’une démarche toujours vouée, volens nolens, à en pervertir le sens? En d’autres mots : est-ce que l’effet de persuasion recherché par l’ars rhetorica du texte-source se retrouve-t-il nié ou affirmé dans le texte-cible, avec toutes les nuances qui sont contenues entre ces deux extrêmes ? Le cas des traductions des textes « inspirés », comme la Bible, est évidemment un peu différent. Est-ce que le statut de ces textes et, partant, de leur traductions, n’est-il pas assimilable à ce que Proust, en réfléchissant sur son propre travail d’écrivain, nommait « le livre essentiel », celui que « l’écrivain n’a pas à inventer, car le devoir et la tâche d’un écrivain  sont ceux d’un traducteur» ?

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DOI : https://doi.org/10.4000/e-spania.35593