Réflexion féministe sur les notions de transmission et d’autorité dans le champ du savoir

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    Résumé : Réflexion féministe sur les notions de transmission et d’autorité dans le champ du savoir. Depuis une perspective diachronique et centré essentiellement sur un corpus et un contexte espagnol et français, cet article propose une réflexion générale sur la place du savoir élaboré, appliqué et transmis par les femmes dans le passé, et la manière dont celles-ci ont été généralement dés-autorisées par la plupart des voix et institutions masculines. De ce constat naît une réflexion sur ce que cet héritage androcentré et autoritaire fait à la transmission des savoirs dans le monde académique et intellectuel de nos jours.

    Mots-clés : femmes et savoir, autorité masculine, généalogie féministe

     

    Resumen : Reflexión feminista sobre las nociones de transmisión y autoridad en el campo del saber. Desde una perspectiva diacrónica y centrándose esencialmente en un corpus y un contexto español y francés, este artículo propone una reflexión general sobre el lugar de los conocimientos elaborados, aplicados y transmitidos por las mujeres en el pasado, y el modo en que han sido generalmente desautorizados por la mayoría de las voces e instituciones masculinas. A partir de ahí, se reflexiona sobre lo que este legado androcéntrico y autoritario hace a la transmisión del saber en el mundo académico e intelectual actual.

    Palabras claves: Mujeres y saber, autoridad masculina, genealogía feminista.

     

    Abstract: A feminist reflection on the notions of transmission and authority in the field of knowledge. From a diachronic perspective and focusing essentially on a Spanish and French corpus and context, this article proposes a general reflection on the place of a knowledge elaborated, applied and transmitted by women in the past, and the way in which they have been generally disauthorised by most male voices and institutions. From this, a reflection is made on what this androcentric and authoritarian legacy does to the transmission of knowledge in the academic and intellectual world today.

    Keywords: Women and knowledge, male authority, feminist genealogy

    Réflexion féministe sur les notions de transmission et d’autorité dans le champ du savoir

    Isabelle TOUTON et Camille NOÛS [1]
    Université Bordeaux Montaigne – Ameriber

    Je prévois d’avance, Messieurs, toutes les objections qu’on peut me faire ; je sçais même qu’on peut m’opposer l’opinion de quelques Philosophes et Législateurs : mais les uns et les autres étaient-ils tout à fait exempts de préjugés et surtout de passions ? D’ailleurs, il faut se rendre aux raisons et non à l’autorité ; et je crois, Messieurs, que vous préférez toujours des raisonnements philosophiques à des autorités de Philosophes et des raisons politiques, à des autorités de Législateurs.
    Élisabeth Lafaurie, « Discours sur l’état de nullité dans lequel on tient les femmes, relativement à la politique, dédié à M. Carra », 1791.

     

    L’autorité intellectuelle est encore de nos jours détenue très majoritairement par la gent masculine, il ne s’agit pas d’une question du passé. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans les manuels scolaires de littérature en Espagne ou dans les programmes de l’agrégation de Lettres Modernes en France, la proportion de femmes retenues pour les XXe et XXIe siècles n’est souvent pas supérieure à celle qui correspond aux XVIe et XVIIe siècles. Fin 2022, sur les moins de 7% d’autrices consacrées par la fameuse et canonique Bibliothèque de la Pléiade de Gallimard (et moins de 5% des volumes), elles sont légèrement plus nombreuses à avoir publié au XIXe qu’au XXe siècle[2]. Bien entendu ces choix sont justifiés par l’autorité des récits que nous transmettent les institutions scolaires sur la constitution des savoirs et sur l’histoire de l’humanité dont sont pratiquement absentes les femmes (seraient-elles anhistoriques ?). La persistance et l’occultation simultanées de la domination masculine au XXe et XXIe siècles, dans le champ du savoir, ont forgé des hiérarchies paralysantes au sein de l’université et des réflexes autoritaires auxquels se heurtent encore aujourd’hui celles et ceux qui tentent d’interroger ces récits ou de bousculer le canon. Ces questions sont au cœur de la bibliographie théorique féministe, qui est pléthorique, je vais donc me limiter à amorcer quelques pistes de réflexion, accompagnées d’exemples ou de citations ponctuelles tirés essentiellement d’un corpus français et espagnol.

    Rappelons, avec Michelle Le Doeuf (1998), qu’avant tout travail de connaissance, il y a un travail de constitution de l’objet : avant de le délimiter, il faut le trouver digne d’intérêt. Or, les femmes sont évidemment extrêmement sous-représentées dans les sphères politiques, leurs revenus dans le monde sont encore inférieurs de moitié à ceux des hommes et leur vie a été et est encore, dans nombre de sociétés, créditée d’une moindre valeur (Mukwege 2021 : 313). Le corps des hommes, leur esprit et leur mode de sociabilité, ont été pris comme modèle universel d’humanité, et les activités des femmes, que ce soit la prise en charge de la reproduction de l’espèce humaine comme le travail domestique, de soins, de (trans)port ou les travaux qu’elles réalisent dans les champs, ont été largement invisibilisés. Comme conséquence, les expériences des femmes, leur corps, leurs activités et leur place dans l’organisation des sociétés, n’ont été et ne sont encore parfois, qu’un sujet d’étude secondaire. Dans tout travail de connaissance, il y a aussi, rappelle Le Doeuf, un travail de positionnement du sujet connaissant et une détermination du rapport cognitif entre les deux (1998 : 128). Si entre le chercheur, penseur ou découvreur et son objet « féminin », il y a un rapport de domination justifié ou, au contraire, effectif mais nié, le positionnement est problématique. Il y a enfin l’élaboration de catégories, chronologies, découpages dont l’adoption définitive a souvent maille à partir avec les intérêts des pouvoirs en place. Michèle Le Doeuf propose, par exemple, de considérer que l’Antiquité s’achève non pas en 476, mais en 415 avec l’assassinat d’Hypatie d’Alexandrie, mathématicienne, astronome et philosophe (un esprit sans égal et dont la renommée attirait les foules, selon son contemporain Socrate le Scolastique). Elle fut lynchée, démembrée et brûlée par une foule de moines chrétiens. Pour Le Doeuf, cette date marque un tournant décisif, puisque le savoir serait dorénavant transmis de manière privilégiée au sein de communautés masculines fermées (1998 : 191). Pour Irene Vallejo, le meurtre d’Hypathie marque la fin du rêve de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie (2020 : 231). Si nous adoptions cet événement comme date charnière dans l’histoire de l’humanité, notre lecture de celle-ci en serait alors radicalement modifiée et intègrerait peut-être vraiment l’histoire des femmes.

    Pour Michèle Le Doeuf encore, « des mythes règlent notre rapport aux diverses connaissances » (1998 : 9). Il s’agit évidemment de mythes qui occultent leur dimension mythologique sous l’autorité de la parole scientifique et qui se transmettent sur le long terme, ce qui rend, à mon avis, la perspective diachronique indispensable à toute approche féministe. Elle est nécessaire pour déconstruire les mythes et montrer que les rapports entre les sexes font histoire, comme l’affirme Geneviève Fraisse (2020 : 41), pour s’appuyer sur des généalogies effacées, mais également parce que les arguments historiques ont beaucoup plus de poids dans la sphère du savoir que les arguments politiques ou moraux (Viennot 2015 : 11). La perspective historique désactive, par exemple, l’argument téléologique : il n’est pas vrai que l’humanité et l’histoire de l’émancipation des femmes se trouvent sur un chemin du progrès qui serait linéaire. Pensons, par exemple, qu’entre le IIIe et le Ier siècle avant Jésus Christ, dans certaines villes de la Grèce européenne, l’enseignement élémentaire s’adressait aussi bien aux garçons qu’aux filles des familles libres (Vallejo 2020 : 147) ou que le divorce par consentement mutuel légalisé par la Révolution Française en 1792, ne le sera à nouveau, après sa quasi disparition du Code Civil et sa suppression en 1816, qu’en 1975. Savoir cela rend caducs les arguments de ceux qui pensent que l’égalité entre hommes et femmes est un horizon naturel, pour lequel il n’est pas besoin de lutter, et qu’il ne faut pas trop forcer (« n’allons pas trop vite »).

    Le principal de ces mythes est que le savoir « qui compte » est un savoir transmis par écrit, un savoir logocentrique, qui aurait été élaboré presque exclusivement par des hommes. Un autre est que les femmes aspirent à jouer un rôle actif politique et scientifique seulement depuis la fin du XIXe siècle (ce qu’on appelle, peut-être à tort, la « première vague féministe »). Or, depuis L’Odyssée, la question de l’accession des femmes au savoir, au pouvoir et de leurs aptitudes intellectuelles est en débat (Hurel 2020), ce que prouve d’ailleurs le fait qu’une majorité des ouvrages du canon philosophique théorise sur l’infériorité intellectuelle des femmes : si ce préjugé avait été davantage naturalisé, si sa croyance avait été hégémonique, les savants n’auraient pas eu besoin d’argumenter en ce sens à longueur de textes. Comme dit Anna Caballé, la misogynie est une idéologie essentiellement réactive (2006 : 32). Pourtant, l’histoire de l’origine de l’écriture et de la philosophie, domaines ensuite jalousement accaparés par les hommes de l’élite, ne peut s’écrire sans les femmes. J’emprunterai deux exemples à Irene Vallejo, qui a remporté en Espagne le Prix National de l’Essai en 2020, romancière et spécialiste de grec ancien : tout d’abord, le plus vieux texte signé dont on ait connaissance, écrit en langue sumérienne et conservé sur des tablettes cunéiformes, l’est du nom d’Enheduanna, une femme de l’empire d’Akkad, qui vécut il y a environ 4300 ans (2286 av. JC), soit avant Homère et avant Le poème de Gilgamesh. Elle y témoigne du processus de création, livre à la première personne son impression d’avoir accouché d’un poème, une métaphore qui structure encore notre rapport à l’écriture (Vallejo, 2020). L’autre exemple est tiré du monde pourtant très misogyne de l’Antiquité Grecque : Socrates rendit hommage au savoir d’Aspasie, dont plusieurs textes témoignent qu’elle écrivait les discours de son mari Périclès (Vallejo 2019 : 172). Enfin, d’après l’UNESCO, la première université dont on ait conservé les registres est celle du Qarawiyyin à Fès et elle aurait été fondée en 859 par une femme musulmane, Fatima al-Fihri. Exhumer des noms de figures d’autorité intellectuelle passées sous silence peut paraître anecdotique, mais cela ne l’est pas, pas plus que cela n’est suffisant pour défaire les mythes qui s’accommodent des « exceptions qui confirment la règle », comme nous allons le voir maintenant.

     

    La construction historique du savoir et de son autorité : le féminisme comme « discours correcteur » (Sanz 2018 : 52)

    Savoirs non-autorisés et transmissions interrompues

    Le savoir qui est transmis à l’École et à l’Université est un savoir qui a effacé en grande partie le rôle des femmes dans son élaboration, mais qui a aussi hiérarchisé les connaissances en fonction de leur proximité avec des pratiques de socialisation masculine ou féminine, plaçant ainsi les femmes hors de l’histoire des découvertes et des inventions technologiques dans un déni d’historicité. Remedios Zafra souligne pourtant que le rapport des femmes à la technologie a été constant dans l’histoire, mais que les technologies qu’elles ont le plus développées, du fait de leur assignation à la sphère domestique, sont pour cela considérées comme des « low technologies » (et leurs découvertes, comme des « low sciences » pourrait-on ajouter) : la couture et le tissage, la cuisine, la médecine naturelle. Pourtant, les objets, techniques et savoirs que ces femmes nous ont légués font histoire :

    Qué pobres imaginarios los de quienes se quedan solo con las imágenes del archivo, el poder y la historia. Para conocer un mundo hay que ver las mantas y las ropas con que sus madres les han vestido y tapado. Rascar en los hilos que conforman las telas que han bordado y cosido en sus tiempos libres, preguntarse por las historias que esconden y que escucharon las hebras mientras pacientemente dieron forma a una red (Zafra 2013 : 152).

    Les métiers à tisser, d’ailleurs, nous parlent aussi de narration, car certaines historiennes semblent penser qu’il n’est pas un hasard si les métaphores utilisées pour décrire les récits (fil du récit, le nœud, le dénouement) procèdent du tissage. En effet, les femmes qui tissaient furent peut-être les premières conteuses (telle Philomèle dans la mythologie grecque, qui avait eu la langue coupée par son violeur) ou les premières à mettre des mots sur l’art de la narration (Vallejo 2019 : 384-385). Par ailleurs, ces technologies développées par les femmes ont été fondamentales à la survie de l’humanité et ont participé au développement de la physique et de la chimie, ainsi qu’à la transmission de ces connaissances au sein du foyer. En cela, la réponse à Sor Filotea de Sor Juana Inés de la Cruz, religieuse mexicaine du XVIIe siècle, est saisissante de lucidité :

    Pues ¿qué os pudiera contar, Señora, de los secretos naturales que he descubierto estando guisando? Veo que un huevo se une y fríe en la manteca o aceite y, por contrario, se despedaza en el almíbar; ver que para que el azúcar se conserve fluida basta echarle una muy mínima parte de agua en que haya estado membrillo u otra fruta agria; ver que la yema y clara de un mismo huevo son tan contrarias, que en los unos, que sirven para el azúcar, sirve cada una de por sí y juntos no. Por no cansaros con tales frialdades, que sólo refiero por daros entera noticia de mi natural y creo que os causará risa; pero, señora, ¿qué podemos saber las mujeres sino filosofías de cocina? Bien dijo Lupercio Leonardo, que bien se puede filosofar y aderezar la cena. Y yo suelo decir viendo estas cosillas: Si Aristóteles hubiera guisado, mucho más hubiera escrito (Sor Juana Inés de la Cruz 1994 [1691] : 73‑76).

    L’autorité est donnée par l’écriture, or la transmission des savoirs entre femmes mais aussi l’usage de la rumeur publique comme contre-propagande (pas seulement, instrument de fake news) ont été méprisés et condamnés, réduits au rang de commérages ou de remèdes de bonnes femmes. Remedios Zafra l’explique comme l’une des stratégies de la mainmise patriarcale sur la gent féminine dans Ojos y capital :

    Curiosamente, traspasar la frontera de lo privado se ha penalizado al vincularlo también con el cotilleo y el chisme. […] El reconocimiento se sustentaba en que todo lo que se hacía en la esfera privada fuera invisible para el mundo como resorte de libertad y contradicción de aquellos que creaban las normas, deslegitimando la voz de las mujeres como habituales testigos de la vida y las contradicciones entre el afuera y la intimidad (Zafra 2015 : 44).

    Cette volonté de rendre visible ce qui devait être tu publiquement car relevant de la sphère privée devient actuellement un enjeu de connaissance et de mise à mal de l’impunité des puissants : la démarche d’énonciation publique des violences subies par des femmes, en particulier dans la sphère culturelle et médiatique, du mouvement #MeToo, se retrouve aussi chez certaines chercheuses. Ainsi, dans Moi aussi, la nouvelle civilité sexuelle (2022), la sociologue Irène Théry entrelace-t-elle une analyse scientifique de cette vague de témoignages qui a okupé[3] les réseaux sociaux et sa propre histoire d’abus subi à l’âge de huit ans. Ainsi encore, dans La infinidad en un junco (2019[4]), Irene Vallejo explique-t-elle sa vocation d’écrivaine par le silence qu’elle s’est imposé, par conformisme moral, lors des quatre années où elle fut victime d’un intense harcèlement scolaire : elle aspire maintenant à devenir cette délatrice que la société lui a interdit d’être malgré sa position de victime. L’autorité qui établit la légitimité ou l’illégitimité de la circulation de certaines informations est donc violemment discutée au sein même du champ culturel.

     

    Le savoir sur les corps et « l’acognition masculiniste » (Le Doeuf 1998 : 179)

    Par ailleurs, quand ils ont pris trop d’ampleur, certains savoirs sur les corps et la nature développés essentiellement par des femmes ont été persécutés ou interdits, en particulier ceux qui étaient liés à la médecine aujourd’hui dite « naturelle ». On connaît la terrible histoire de la chasse aux sorcières dans l’Europe de la fin du XVe siècle jusqu’au XVIIe siècle (même si en Espagne la proportion d’hommes a été un peu supérieure à celles du reste de l’Europe, partout ce sont une majorité de femmes et de vieilles femmes en particulier, les plus savantes d’entre elles, qui ont été condamnées et brûlées). Je renvoie à Guy Bechtel (1997), La sorcière et l’Occident, à Caliban et la sorcière (2014) de Silvia Federici[5] ou au plus récent Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018) de Mona Chollet qui expliquent qu’un des corollaires de la chasse aux sorcières a été la prise en main masculiniste sur le savoir médical (bien souvent, les vieilles guérisseuses étaient préférées aux médecins de l’époque et en savaient plus long qu’eux). Les guérisseuses permettaient, entre autres, aux femmes de contrôler leur fertilité grâce à des contraceptions naturelles ou à des avortements provoqués par des plantes (comme le rappelle, par exemple, le narrateur du Colloque des chiens, l’une des Nouvelles exemplaires de Cervantès), pratiques qui conféraient aux femmes une certaine indépendance ainsi qu’une possible liberté sexuelle, et seront par la suite interdites. La médecine telle que nous la connaissons s’est construite sur l’élimination physique des guérisseuses et « miresses », dont certaines étaient pourtant très renommées dans l’Antiquité et au Moyen Âge : les écoles de médecine dans les universités européennes sont en grande majorité interdites aux femmes depuis le XIVe siècle jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, ainsi que l’exercice légal de la profession[6]. C’est une médecine qui s’est construite sur l’obsession de la mise à distance (des émotions, de la nature, de la femme) et à partir d’une séparation entre le corps (dont s’occupent les médecins) et l’esprit et les affects (dont sont actuellement chargées les infirmières, aides-soignantes et sages-femmes) qui justifient encore de nos jours certaines maltraitances médicales (Chollet 2018 : 210), en particulier à l’égard des femmes, plus encore des femmes noires, et des femmes qui essaient de comprendre ce qui leur arrive, et donc font de l’ombre à l’autorité des médecins. Parce que le témoignage est un outil indispensable du savoir féministe, j’oserai ce récit impudique : en 2011, j’ai moi-même failli mourir d’une embolie pulmonaire. Mes douleurs postpartum, qui provenaient de sept veines thrombosées, étaient interprétées comme des symptômes hystériques, car j’étais « une intellectuelle qui cogite trop » (le médecin) et « j’avais une personnalité narcissique et une image idéalisée du rôle de la mère » (la psychologue). Cette incapacité pour un médecin à comprendre le réel à cause de préjugés (les femmes sont douillettes, les femmes intellectuelles sont coupées de leurs sensations, la plupart des douleurs féminines sont psychologiques) est un déni de réalité qui est appelé par Michelle Le Doeuf « acognition masculiniste » (1998 : 179). Encore aujourd’hui, les filtres et mythes qui provoquent cette acognition peuvent avoir des conséquences tragiques, comme le montrent les milliers de témoignages postés sur le site « Témoignages des violences obstétricales et gynéco. La voix des victimes[7] ».

    De manière liée, tout ce qui a trait aux expériences corporelles des femmes (menstruation, grossesse, maternité) et plus largement, aux soins donnés aux enfants ou aux personnes âgées, malades ou dépendantes, tout ce qui est en lien avec le monde domestique, est placé tout au bas de l’échelle des savoirs utiles ou nobles, par la médecine (la gynécologie n’est pas la spécialité la plus prisée du monde médical comme le démontre le docteur Denis Mukwege (2021) dans La force des femmes), par l’histoire et même, peut-être paradoxalement, par la littérature. Comme l’a écrit la romancière Laura Freixas : « l’association entre maternité et culture subalterne est si enracinée que personne ne semble la remettre en question[8] » (2012 : 14).

    Le savoir médical, mais pas seulement, a été séparé artificiellement des émotions. D’après la préhistorienne Almudena Hernando (2012), lorsque l’homme occidental a cherché à affirmer son individualité, il a dû le faire en dissimulant la nécessité du lien affectif et de l’identité émotionnelle dont se sont chargées les femmes, leur travail et leur rôle devant alors être invisibilisés pour que le mythe de l’individu autonome puisse prospérer. Or, non seulement il n’y a pas de vie sans interdépendance et sans travail de lien émotionnel, mais il n’y a pas de connaissance rationnelle sans participation des émotions, comme l’ont montré, entre autres, les travaux du neuropsychologue Antonio Damasio (1995) et les expériences et explorations de la romancière et essayiste Siri Hustvedt qui s’en inspirent (2010 : 105-106). Le dualisme cartésien entraîne un déni des véritables émotions qui entrent en jeu dans le raisonnement, dont les conséquences sont encore visibles de nos jours :

    Coincido con las palabras de Adrienne Rich al afirmar que objetividad es el nombre que han dado muchos hombres a « su propia subjetividad ». Y justamente esta equivalencia está aún latente, a mi modo de ver, en la homogeneidad de quienes a comienzos del siglo XXI siguen ostentando el poder académico (Zafra 2018 : 78).

     

    Langues d’autorité

    En outre, la langue dans laquelle s’exprime l’essentiel du savoir des sphères d’influence françaises et espagnoles, depuis l’ère moderne —la castillan et le français— est la langue de l’empire en Espagne comme en France (un empire international et une centralisation nationale[9]). Non seulement le français a été imposé par une classe sociale, géographiquement marquée, mais, encore de nos jours ne fait autorité qu’un français sans présence de trace de langues antérieures (l’accent). Dans les deux pays la langue est devenue un instrument de contrôle (je renvoie en France au concept de glottophobie). Je me rappelle avoir assisté à la performance de trois jeunes artistes latino-américaines lors du colloque Dé-possession. Post-pornographie féministe en Amérique latine et en Espagne (5-6 décembre 2019, AMERIBER) à l’Université Bordeaux Montaigne qui dénonçait l’usage du français comme instrument de domination sociale et politique, et de discipline des corps :

    Fedra : En el acceso a la Palabra se juegan códigos culturales que marcan diferencias de raza, de clase, de género, de sexo, de edad, entre otras. El lenguaje francés, particularmente, es vivido por migrantes racializades como un instrumento de opresión y de discriminación, por lo que hablar y hacerse escuchar no es fácil.
    Caro : Cuando llegué a Francia, sentí la presión y la necesidad de adaptarme lo que más pudiera a los códigos de la lengua francesa. Sentí una cierta necesidad inconsciente de pasar. Pero mi cuerpo no sería tan disciplinado y no tendría los medios necesarios para hacerlo. Esto implicaría, además de medios económicos inaccesibles, poder borrar los gestos en los que transpira mi cultura, trabajar músculos cuya existencia ignoro, cambiar el funcionamiento de mis órganos, callarme, ser otro cuerpo (Maldonado Franco, Gutiérrez, Guerra 2022 : 73).

    La langue est donc le lieu d’une bataille pour le pouvoir, et en premier lieu, elle porte la trace du pouvoir patriarcal. La chercheuse Eliane Viennot a ainsi montré que le français avait été utilisé comme instrument au service de l’expulsion des femmes de la vie publique :

    Pour l’essentiel, les problèmes que nous rencontrons avec ‘le sexisme de la langue française’ ne relèvent pas de la langue elle-même, mais des interventions effectuées sur elle depuis le XVIIe siècle par des intellectuels et des institutions qui s’opposaient à l’égalité des sexes ; et que, pour l’essentiel aussi, les solutions que nous cherchons à ces problèmes existent déjà. Les solutions linguistiques, s’entend (Viennot 2015 : 7).

    À ce propos, le grand combat linguistique actuel concerne l’écriture inclusive dont on peut discuter de la nécessité d’en faire une nouvelle norme rigide, mais qui ne peut être écartée sous le prétexte que « ce n’est pas heureux », « c’est lourd », que c’est absurde grammaticalement ou qu’il s’agit d’introduire de l’idéologie dans une langue qui en serait dénuée, puisque le choix de masculiniser certains termes a été politique et historiquement daté, et que les arguments esthétiques sont également socialement construits. Marta Sanz va même jusqu’à faire de la dissonance ou de l’étrangeté esthétique une arme politique en matière linguistique :

    ¿Por qué no puedo jugar a utilizar el lenguaje como arma cargada de futuro?, ¿por qué no puedo […] expresar muy seriamente que no importan lo que las palabras signifiquen sino saber quién es el que manda?  No me sale decir de manera natural portavoza ni miembra, y creo que en esa artificialidad y ese desorden reside la dimensión política de una gramática que se hace visible y simultáneamente visibiliza un problema social (Sanz 2018 : 104).

     

    Le discours autoritaire de l’infériorité intellectuelle des femmes et ses réfutations

    Enfin et surtout, on a créé des institutions qui non seulement ne permettaient pas l’accès des femmes, des esclaves et des ouvriers au savoir mais qui le leur interdisaient :

    La privation de savoir ce n’est pas seulement que le savoir n’est pas là mais qu’il est interdit et qu’il y a répression globale du connaître. La privation de liberté, ce n’est pas seulement que la liberté manque mais qu’elle est violemment ôtée et que l’esclavage lui est substitué. Il n’y a jamais absence pure et simple, mais violence (Le Doeuf 1998 : 78).

    Pratiquement, les écrivaines dans l’histoire ont très souvent pointé du doigt cet empêchement, comme l’autrice espagnole du Siècle d’or, María de Zayas, dans son fameux prologue à ses Nouvelles amoureuses et exemplaires de 1637 : elle y explique, suivant en cela Christine de Pizan, que le fait d’enfermer les femmes relève de la tyrannie et que si on leur fournissait de bons livres et des précepteurs, elles seraient les égales des hommes, et ajoute qu’elles les dépasseraient peut-être en intelligence (Zayas 2000 : 159-160). Il y a toujours eu des femmes savantes (les épiclères —filles uniques d’hommes savants—, les veuves, quelques femmes puissantes ou élevées dans des familles libérales) qui, alors qu’elles étaient reconnues par leurs contemporains, ont souvent été effacées des histoires littéraires et scientifiques, parfois même par leurs traducteurs, ou alors qui sont présentées comme des exceptions par ceux qui ignorent qu’elles ne sont que la partie immergée d’un iceberg. Il y a eu les artistes qui ont bravé les interdictions (Juan de Pareja, l’esclave noir de Diego de Velázquez), qui ont été totalement empêchées (la compositrice Fanny Mendelssohn à laquelle son frère interdit de publier, tout en s’attribuant une partie de ses œuvres), qui ont dû prendre un masque ou un nom masculin encore récemment (María de la O. Lejárraga, autrice des œuvres signées par son mari Gregorio Martínez Sierra dans la première moitié du XXe siècle, en Espagne). Enfin, pratiquement toutes les femmes qui ont pris la plume dans l’histoire expriment ce que Teresa Langle de Paz a qualifié de « rébellion sourde » (rebelión sigilosa), fruit d’une émotion féministe qui puise sa source dans le sentiment d’injustice que produit la conscience que la hiérarchie au bas de laquelle on les place est basée sur un mensonge, celui de leur infériorité intellectuelle (Langle de Paz 2010). Comme tout groupe subalterne, les femmes ont eu conscience de la domination qui s’exerçait sur elles, de sa non-légitimité, et l’ont exprimée dans des textes et des lieux plus ou moins « cachés » (selon l’expression de J. C. Scott[10]), ou plus ou moins obliques. La vaste production théorique de ce que l’on a appelé « la querelle des femmes », qui a couru entre le XVe et la fin du XVIIIe siècle, est emplie de textes ironiques d’autrices qui moquent la soi-disant supériorité masculine en matière de pensée, d’écriture ou d’arts. En France, plusieurs étapes ont renforcé la misogynie dans le champ du savoir : l’institutionnalisation de celui-ci à travers la création des universités et des diplômes qui allaient légitimer l’accès à certains postes, charges et l’obtention de revenus parfois conséquents[11] ; l’imposition de la loi salique ; le développement du concept de « génie » par les auteurs des Lumières, dont la plupart, et à l’exception notoire de Nicolas de Condorcet, ont construit leur philosophie sur des thèses misogynes (en particulier Voltaire et Rousseau), combattues par leurs contemporaines et leurs héritières[12], et l’exclusion des femmes de la sphère politique et artistique orchestrée par les révolutionnaires. Par exemple, la Société républicaine des Arts en 1793 établit que les femmes « doivent absolument renoncer aux travaux destinés aux hommes » (Lely 2012 : 55). Le raisonnement essentialiste qui soutient ces limitations posées à l’accès des femmes au savoir et au pouvoir démontre lui-même sa faiblesse : si la supposée infériorité et inaptitude naturelle des femmes les avaient empêchées de penser, créer, ou diriger, il n’y aurait eu nul besoin de les exclure par la loi.

     

    Transmission des savoirs et autorité dans le monde académique et intellectuel de nos jours
     
    Les hiérarchies au sein des domaines de compétences et « la méthode »

    On l’a tous plus ou moins intériorisé, les sciences dites « dures » sont plus sérieuses que les sciences humaines, et pourtant au XIXe siècle, elles ont contribué à prouver la supériorité des Blancs sur les Noirs et, à toutes les époques, des hommes sur les femmes. Au sein des sciences humaines, la philosophie, l’histoire et la sociologie (domaines où les chercheurs les plus médiatiques sont encore majoritairement des hommes) sont davantage pris aux sérieux que les études littéraires et linguistiques. Pourtant les historiens ont refusé pendant vingt ans de croire que la grotte d’Altamira était authentique et certains se sont mis, au sein de nombreuses dictatures, au service de la propagande. L’utilité des études littéraires est brillamment défendue par des auteurs comme Yves Citton, Tsvetan Todorov ou Jean-Marie Schaeffer, mais il est intéressant que Remedios Zafra souligne le rôle de l’imagination et de la fiction comme source de découverte scientifique à partir d’une déclaration que fait, dans une lettre à sa mère, Ada Lovelace (fille du poète Lord Byron et de la mathématicienne Annabella Milbanke), scientifique et poétesse de la première moitié du XIXe siècle, considérée comme une pionnière de la science informatique, le 6 février 1841 :

    La ciencia matemática muestra lo que es. Es el lenguaje de las relaciones invisibles entre las cosas. Para poder usar y aplicar ese lenguaje debemos ser capaces de apreciar plenamente, de sentir, de calibrar lo invisible (lo no visto), lo inconsciente. La imaginación también muestra lo que es, lo que está más allá de los sentidos. Por ello debería ser cultivada de manera especial por los verdaderos científicos, aquellos que desean entender los mundos que nos rodean (Zafra 2013 : 62).

    Au sein des études littéraires elles-mêmes s’installent des hiérarchies qui dépendent de différents biais (évidemment les thématiques, ce qui relève de la socialisation masculine est universel, et ce qui a trait à l’expérience des femmes est particulier) mais aussi de l’(in)adéquation de nos outils de lecture aux œuvres susceptibles d’être étudiées, au point que les méthodes créent aussi en partie les corpus. J’ai eu l’occasion d’observer, à plusieurs reprises, comment des doctorantes et doctorants en littérature supprimaient de leur corpus les romans de femmes qui les avaient séduits dans un premier temps, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment métalittéraires, résistaient à leurs méthodes d’analyse, ou ne leur permettaient pas de briller dans leur glose. « La méthode » ne doit pas être brandie comme une autorité ni être essentialisée, car, comme nous venons de le voir, elle peut devenir un biais. L’acquisition d’une méthode universelle en soi ne peut être un but scientifique, puisqu’elle est elle-même une fiction, comme le rappelle Roland Barthes après Mallarmé, et que s’y soumettre sans distance peut devenir castrateur (Messager 2016). Elle doit se mettre au service de la recherche d’une vérité, d’un regard, et doit être explicitée. Si ce n’est pas le cas, elle devient instrument de domination et de reproduction, comme cela peut être le cas de la dissertation lorsque les logiques qui sous-tendent l’exercice restent implicites, ont montré Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement (1970). La méthode devenue autorité peut aussi se transformer en carcan et empêcher de penser (les fameuses trois parties imposées). Pour penser, il faut des connaissances, des méthodes, de la logique, mais aussi de l’imagination.

     

    Le canon littéraire et les défenseurs de son autorité
     

    Il me semble qu’il faut considérer qu’il n’y a pas de livre sacré, pas d’auteur sacré : sans examen critique, pas de progrès ni d’élévation. Le canon est amené à évoluer, c’est toujours une construction historique mais s’il est plus facile d’émettre un canon contemporain, on se sent moins légitime à bousculer le canon que nous ont transmis nos maîtres (essentiellement des hommes). Prenons, par exemple, la thèse de Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus (2007). Il y explique que l’on peut aisément disserter en public ou maintenir une conversation sur des livres que l’on n’a pas lus, si on possède une certaine culture littéraire, car il suffit de savoir s’orienter au sein de la bibliothèque du savoir. L’essai poursuit l’objectif louable et libérateur de désacraliser et de démocratiser l’accès au savoir livresque. Ceci dit, sa thèse ne fonctionne que si l’on adhère au canon dont on a hérité. Or, la pratique que met à jour Bayard (je n’ai pas besoin d’avoir lu une œuvre pour savoir la placer) permet encore à de nombreux chercheurs et professeurs d’écarter des œuvres écrites par des femmes, ou d’autres subalternes, sans les avoir lues. Michelle Le Doeuf relate les réactions de ses pairs lorsqu’elle a évoqué un jour la possibilité d’inclure l’œuvre de Mary Wollstonecraft dans un corpus de philosophie :

    Si l’on en juge par la mésaventure à l’heureux dénouement qui concerna un jour Mary Wollstonecraft en Sorbonne, antérieurement à l’acte de connaître, il y a un jugement ou une décision, touchant l’importance qu’il y a ou non à re-connaître l’existence et la valeur de ceci ou cela. Si, avant de connaître il faut reconnaître, nous devons poser que la connaissance est régie par une structure plus primaire que tous les cadres a priori de la perception ou du jugement qu’on voudra : quand on voit et juge, c’est déjà qu’on a daigné aller jusqu’à l’objet. Dans le cas évoqué, un prénom féminin suffit à signaler la place d’une œuvre, sa non-place plutôt, dans la répartition initiale entre ce qui mérite ou non d’être connu, avant même qu’ait été indiqué le thème de la pensée de l’auteure (Le Doeuf 1998 : 188).

    J’ai moi-même souvent entendu des critiques ou universitaires espagnols justifier par des traits extérieurs, des préjugés ou des jugements de seconde main le fait de n’avoir jamais lu telle ou telle autrice, parfois même le fait de ne pas lire du tout de femmes (« ce qu’elles écrivent ne m’intéresse pas »). Najat El Hachmi, par exemple, comme écrivaine de langue catalane originaire du Rif marocain, est située par une partie du champ littéraire comme une « romancière-quota », au lieu d’être lue. Les arguments les plus fréquemment brandis contre l’étude d’œuvres écrites par des femmes, par des ouvrier·e·s, par des minorités ethniques, sont des arguments esthétiques (comme s’il n’y avait rien de politique en jeu dans la définition et l’imposition des critères de valeur) ou des objections en lien avec la prétendue « invraisemblance » de leurs récits. Or, Belén Gopegui a bien montré tout l’enjeu qu’il y avait à exclure du concept de vraisemblance la représentation d’une partie du réel et par conséquent, la nécessité d’en élargir les contours (Gopegui 2008). Récemment, lors d’un colloque à l’Université de Saragosse, un professeur très reconnu expliqua que Luisa Carnés, journaliste, romancière et essayiste de la première moitié du XXe siècle, pouvait être revendiquée pour des raisons politiques, mais aucunement à partir de critères esthétiques, car « il y a des hiérarchies, et elle se trouve en bas de celles‑ci ». L’ensemble des chercheuses lectrices ferventes de cette autrice se sont tues. En effet, l’autorité au sein du savoir est souvent une autorité émotionnelle qui évidemment cache la manipulation des émotions sous le masque de la froideur, comme elle cache les préjugés sous des arguments esthétiques : porter un jugement péremptoire sur une œuvre que l’on n’a pas lue, mal lue ou qui ne nous touche pas, mais qui est valorisée par d’autres chercheuses, est une agression, et se traduit par un sentiment d’humiliation qui repose sur d’autres micro-agressions et hiérarchies intériorisées auparavant[13]. Elle met la personne qui doit défendre la valeur de l’autrice qu’elle étudie ou dont elle apprécie l’œuvre dans une position aporétique. Les arguments rationnels ne sont alors pas écoutés, en particulier si on se trouve face à quelqu’un qui exerce le « machisme discursif » qu’a analysé Diego Gambetta (2012) alors que face à un argument d’autorité il faudrait répondre par une argumentation complexe qui requiert du temps. Ou bien ces arguments ne sont pas audibles car ils seront traversés par l’émotion de la personne qui se sent dominée, remise en question quant à ses compétences et qui verra se réactiver son syndrome de l’imposteur (Ahmed et Bonis 2012). C’est pourquoi l’approche féministe ou décoloniale au sein de l’université ne peut consister en une démarche individuelle (Segato et Álvarez 2016). Nous avons besoin de complicités pour que l’agression soit constatée et pour nous renforcer émotionnellement. Si les circonstances le permettent, une des réponses possibles peut alors être l’ironie partagée avec la partie complice de l’auditoire.

     

    Le sentiment d’imposture

    C’est connu, pour ne pas se sentir dominé ou développer le syndrome de l’imposteur (de « l’impostrice » souvent, bien que ce mot n’existe paradoxalement pas dans la langue française), il faut avoir hérité d’un capital culturel, un éthos, une distinction, avoir appris les codes grâce à des habitus de classe ou familiaux, avoir le bon accent, et si on est (cis)homme blanc, c’est encore plus facile. Tout cela a été étudié par la sociologie de l’éducation, Bourdieu, Passeron, Baudelot et Establet (mais cela fonctionne encore) et les théories féministes en ont développé certains aspects liés à la place des femmes depuis les années 80 et 90, comme ces diktats posés sur l’apparence physique qui fragilisent les femmes dans leurs apparitions publiques (Wolf 1990) ou les mécanismes de prises de parole observés dans les groupes mixtes qui obligent celles-ci à parler avec un débit accéléré avant de se faire couper la parole (ce que Jessica Bennet a nommé plus récemment la « manterruption »). 

     

    Regarder autrement le passé 1

    Pour regarder et voir le passé autrement, il faut se méfier de ce qui nous empêche de voir ou de comprendre, de l’autorité des mythes. Actuellement des chercheur·e·s démontrent que l’Espagne est le pays d’Europe où les esclaves noirs vécurent en plus grand nombre aux XVI- XVIIe siècles : ils n’étaient pas tous amenés dans les colonies du Nouveau Monde. Bien des tableaux de l’époque nous le montrent, bien des textes nous le racontent, comme en témoigne le documentaire Gurumbé. Canciones de tu memoria negra (Rosales 2016). Pourtant nous ne le voyions pas : le beau-père du Lazarillo de Tormes était d’un noir de jais, paré des attributs d’un (ancien) esclave, mais les traducteurs et commentateurs du XIXe siècle l’ont transformé en « maure ».

    C’est là qu’intervient la question de l’éventuel anachronisme du regard féministe ou décolonial. Tout d’abord, les concepts avec lesquels on étudie les textes du passé leur sont toujours postérieurs, la plupart ont été forgés au XIXe ou au XXe siècle, donc tous pourraient être taxés d’anachroniques. Par ailleurs, en tout temps et en tout lieu, les autrices démontrent qu’elles ont conscience de leur subalternité et protestent de l’injustice de cette hiérarchie. Enfin, l’argument relativiste (« c’était l’époque »), face à un texte qui théorise sa misogynie, est insuffisant, comme le prouve toute perspective comparatiste. Prenons l’exemple de trois écrivains espagnols canoniques du XVIIe siècle : peut-on dire que les textes de Francisco de Quevedo sont misogynes ? Certainement, si on les compare à ceux de Miguel Cervantès dont les personnages de femmes sont pour le moins complexes et, dans certains cas, moralement et intellectuellement supérieurs aux personnages masculins, et davantage encore si on se réfère à ceux de Lope de Vega, qui rend hommage tout au long de son œuvre à plusieurs dizaines de femmes poètes parmi ses contemporaines comme l’a étudié Maria Dolores Martos Pérez (2017).

     

    Regarder autrement le passé 2

    Je partirai d’une anecdote : l’un de nos brillants et jeunes collègues historien a réalisé une vidéo expliquant la Révolution Française aux enfants pendant le confinement que j’ai vue avec ma fille alors âgée de neuf ans. Elle était exaltée à l’idée que tout le peuple français avait eu accès à la citoyenneté et au droit de vote à ce moment-là. En effet, notre collègue n’avait pas cru essentiel de préciser que les (anciens) esclaves, les domestiques et les femmes en avaient été exclus. Cette omission est pourtant très significative, elle démontre la persistance du mythe de l’homme blanc économiquement autonome comme sujet universel. C’est pourquoi les auteures féministes qui me paraissent les plus stimulantes non seulement proposent de visibiliser les femmes, non seulement elles déconstruisent les mythes patriarcaux, mais elles proposent surtout de nouveaux paradigmes interprétatifs. Geneviève Fraisse montre combien notre histoire démocratique se nourrit de l’exclusion des femmes, au point de l’appeler la « démocratie exclusive ». De la même manière, on peut penser que l’histoire de notre philosophie ne s’est pas faite à côté des femmes, mais contre les femmes. Les théories violemment misogynes développées par bien des savants ne relèvent pas d’une erreur ou d’une insuffisance dans leur raisonnement, elles sont au contraire en cohérence avec le type de société qu’ils défendent, où les hommes se sont arrogé le pouvoir et l’autorité sur le savoir. C’est aussi pourquoi, à toutes les époques de l’histoire de la pensée, il y eut des esprits révolutionnaires pour défendre l’égalité des intelligences (ce que Le Doeuf appelle « les logiciens de l’égalité »), depuis Sénèque « les femmes ont le même pouvoir intellectuel que les hommes » (cité par Le Doeuf 1998 : 351) jusqu’à Poullain de la Barre, Condorcet, Fourier, etc.

     

    Une conclusion en forme de suggestions pratiques

    Les tâches les plus valorisées institutionnellement par les instances évaluatrices de l’Université française sont la recherche et/ou le travail administratif, en fonction des traditions locales ou des spécialités, mais en aucun cas l’enseignement. Par ailleurs, il existe tout un travail, réalisé en majorité par des collègues femmes, de prosume (c’est‑à‑dire de transformation de la matière première, ici intellectuelle, bénévole) : lecture de manuscrits, de thèses que l’on dirige ou pas, temps d’écoute accordé aux étudiant·e·s, lecture et conversation autour de textes sur lesquels on intervient de manière informelle et qui entrent à nouveau en circulation après un travail d’enrichissement qui ne laisse guère de traces. Ces tâches invisibles apportent une gratification morale, affective, intellectuelle, mais rarement institutionnelle. C’est pourquoi, de la même manière qu’il faut que les femmes se forment à la programmation informatique, il me semble qu’il nous faut agir sur ces hiérarchies internes à l’université, rendre visible cet investissement collectif discret, revaloriser le temps investi dans l’enseignement, donner à voir la dimension collective du savoir, promouvoir et pratiquer l’horizontalité, comme commencent aussi à le faire certain·e·s écrivain·e·s : 

    La littérature ne s’écrit pas, elle nous écrit. Les collectivités font de la littérature à travers certaines mains. On remercie toujours partiellement. Merci à vous qui avez lu ce manuscrit, à vous qui avez répondu à mes questions contextuelles, à vous qui vous êtes relayés au chevet de mon père quand il était hospitalisé.[14] (Gopegui 2017 : 185)

    Il me semble aussi qu’à l’instar de certaines essayistes et quelques jeunes universitaires espagnols, nous avons intérêt à développer une écriture ou un mode de transmission qui ne s’appuie plus seulement sur l’autorité que confèrent certaines connaissances et certaines expériences, mais qui s’exprime aussi depuis la vulnérabilité qui nous constitue tous et toutes.

    Pour finir, je coïncide avec Le Doeuf et Fraisse sur l’idée qu’il faut se méfier des effets de champ qu’impliquent les notions même d’études de genre et d’histoire des femmes. Ils peuvent renforcer l’idée que les autres domaines de spécialité s’occupent de l’universel, de l’ensemble de l’humanité. Ce sont des espaces d’étude privilégiés qui ne se justifient que s’ils sont reversés au savoir « commun », ce que l’on peut faire en hackant des espaces non spécifiques pour être entendues (sinon réellement écoutées) par les gardiens du temple ou les étudiants les moins sensibilisés à l’approche féministe. Comme elles, je pense qu’il faut se méfier des affects négatifs que peut générer la seule histoire des dominations, alors que la création de concepts, les propositions de généalogies de résistances, la lecture d’autrices stimulantes (souvent ironiques, parfois humoristiques), nous transmettent des affects positifs, d’appartenance, de libération, de stimulation et d’exaltation qu’il convient de nourrir constamment et qui me semblent précieux à transmettre dans nos cours.

     

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    [1] Je remercie Frédéric Sounac pour sa relecture, Lise Segas pour m’avoir fait connaître le texte de Rita Segato et Patricia Álvarez, Laurence Mullaly pour m’avoir fait découvrir Michelle Le Doeuf et bien sûr Marthe Czerbakoff et Laure Beltran pour leur confiance et leur bienveillante patience.

    [2] Jane Austen, Charlotte, Emily et Anne Brontë, George Eliot, George Sand (6), d’un côté, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Virginia Woolf et Marguerite Yourcenar (5), de l’autre.

    [3] Je transpose ici la graphie espagnole : okupar est squatter, occuper un espace dans un but politique.

    [4] Œuvre parue en français en 2021 sous le titre L’infini dans un roseau (traduite par Anne Plantagenet).

    [5] Œuvre originale parue en espagnol sous le titre Calibán y la bruja. Mujeres, cuerpo y acumulación originaria (2004).

    [6] Alors que les « femmes de Salerne », formées dans la première École de Médecine européenne, ont été entre le XIe et le XIVe siècle des médecins illustres.

    [7]https://temoignages-violences-obstetricales.fr/#:~:text=Je%20subissais%20une%20mutilation%20du,croyant%20qu%27elle%20allait%20couper [consulté le 15/11/2022].

    [8] C’est moi qui traduis.

    [9] En Espagne, c’est à nuancer puisqu’il existe quatre langues co-officielles. En Catalogne par exemple tout le savoir se transmet maintenant, au moins dans le primaire et le secondaire, en catalan.

    [10] « Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un ‘texte caché’ aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. La comparaison du texte caché des faibles et des puissants, et de ces deux textes cachés avec le texte public des relations de pouvoir permettra de renouveler les approches de la résistance à la domination » (Scott 2009 : 12).

    [11] « Le savoir constituant dès lors une possible poule aux œufs d’or, et l’intelligence n’étant pas naturellement réservée à certains groupes, celui qui était le mieux placé sur la ligne de départ —le clergé chrétien masculin— s’ingénia à limiter la concurrence : d’un côté par la mise en place de mesures concrètes comme la création des diplômes, la restriction de leur délivrance aux seuls clercs […] ; d’un autre côté, par la production de discours disqualifiant les groupes où ils avaient des rivaux, afin de justifier leur exclusion arbitraire des bienfaits attendus de l’instruction dispensée : les juifs, les femmes et les laïcs » (Viennot 2012 : 24).

    [12] « Fanny de Beauharnais, Félicité de Genlis, Constance de Salm et Germaine de Staël se rassemblent finalement dans un même projet. Héritières des Lumières, elles se réclament encore du rationalisme, mais elles récusent les autorités scientifiques et littéraires, même les plus illustres. Elles prônent un esprit d’examen et veulent aider la société à se débarrasser des aberrations mécanistes sur la nature des femmes » (Krief 2012 :76).

    [13] « En accordant du crédit à ce qu’elles ressentent — dégoût, colère, rejet, révolte —aux signaux d’alarme qui emplissent leur corps et leur esprit, les victimes peuvent trouver la force de se défendre, quand derrière la voix de la raison se dissimule en réalité celle de l’autorité, intimidante, paralysante » (Chollet 2018 : 219).

    [14] C’est moi qui traduis.