Laure BELTRAN Marthe CZERBAKOFF Dans La crise de la culture, Hannah Arendt s’attache à questionner le concept d’autorité qu’elle définit comme un ordre hiérarchique « dont chacun [celui qui commande et celui qui obéit] reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée » (1972 [1968] : 123). En se focalisant sur la sphère politique, l’autrice rappelle que la notion d’autorité se consolide dans la Rome antique. Dans ce contexte, ceux qui en sont dotés, les Anciens ou les sénateurs notamment, en jouissent parce qu’ils sont les héritiers de l’acte de fondation de la cité qu’ils doivent perpétuer et augmenter. C’est donc dans la continuité de cet acte originel de création que toute décision doit s’inscrire pour être légitime. En ce sens, la conception romaine de l’autorité témoigne de la sacralisation du passé (Arendt 1972 [1968] : 163). La philosophe allemande montre que, par analogie avec la sphère politique, cette même attitude caractérise l’autorité dans « les choses de la pensée et dans les idées ». L’autorité qui s’établit dans les domaines philosophique, théorique et poétique serait alors, elle aussi, indissociable des notions de fondation et de tradition. Il faut toutefois distinguer ces deux formes d’autorité. Gérard Leclerc signale en effet la différence entre l’autorité au sens institutionnel du terme, d’une part, qui désigne depuis le XIXe siècle « le mode d’existence des pouvoirs légitimes » et l’autorité énonciative, d’autre part, qui représente quant à elle un « principe majeur de légitimation des discours [...], une propriété des énoncés, une qualité de certaines idées, un privilège de certains penseurs » (1996 : §1). Sans perdre de vue la perméabilité qui existe entre ces deux formes d’autorité, c’est particulièrement en tant que principe de légitimation du discours dans différentes productions textuelles ou artistiques, qu'elle est envisagée dans ce dossier. Dans cette acception, le concept d’autorité est héritier de la notion médiévale d’auctoritas. Celle-ci tient, comme l’indique Alastair Minnis (2010 [1984] : 10-11), non seulement à la valeur intrinsèque d’un énoncé, sa conformité avec la Vérité en d’autres termes, mais encore à son authenticité, c’est-à-dire à l’identité de son auteur. L’autorité est, de ce fait, intimement liée à la notion d’auteur. Le terme autorité, issu du substantif latin auctoritas, est d’ailleurs dérivé du substantif auctor. Celui-ci provient du verbe augeo signifiant « augmenter » en latin classique (Benveniste 1969 : 148-151). Au Moyen Âge, l’auctor n’est pas, en effet, celui qui crée – l’acte de création étant de monopole divin (Minnis 2010 [1984] : 73) – mais celui qui ajoute ou fait croître l’existant. Enfin, comme le signale Michel Zink (2006 : §31), le sens donné au mot auctor serait également influencé par la confusion opérée avec le mot actor désignant la personne qui agit. L’auctor médiéval est, en ce sens, à la fois celui qui augmente l’œuvre originelle et celui qui accomplit l’acte d’écriture. Il est celui qui, par les mots, a donné aux choses une signification, à l’instar des Anciens ou des Pères de l’Église en leur temps. De fait, l’auctor médiéval est nécessairement une figure du passé ; c’est le temps qui confère à son nom la crédibilité dont il jouit et qui insuffle, par conséquent, aux énoncés qui lui sont attribués la véracité qui leur est reconnue. Un texte ainsi pourvu d’auctoritas est alors digne d’être cru et imité (Minnis 2010 [1984] : 9-10). En ce sens, Elisabeth Gavoille affirme que « ni simplement augmentateur ni absolument créateur donc, auctor signifie fondamentalement celui qui engage un processus prospère ; le “garant”, qui donne sa force à une réalisation » (2019 : 15). En définitive, l’auctor se caractérise par un double rapport au temps en ce qu’il s’ancre dans un passé qui légitime ses énoncés et ouvre, par là-même, la voie à une production future. L’autorité apparaît ainsi comme le « pouvoir des commencements » (Revault d’Allones 2006), dans la mesure où elle offre la possibilité de produire à sa suite. Au moment-même où elle s’établit, l’autorité permet sa continuité, son renouvellement, sa réactualisation. C’est ce que Michel Foucault (1979) définit comme la position « transdiscursive » de certains auteurs. Cette dimension prospective devient, en fait, une composante essentielle de l’autorité dans sa conception moderne. En effet, davantage que l’éloignement temporel de l’auteur ou du modèle dans le passé, ce sont justement, selon Myriam Revault d’Allones, les productions futures, les créations de ceux qui s’inscrivent dans son sillage, qui consacrent a posteriori l’auteur. L’émergence de l’autorité moderne s'accompagne ainsi d'une forme d’inversion dans le rapport de celle-ci à la temporalité puisque ce ne sont plus dorénavant « les ancêtres » et la tradition qui légitiment un auteur et ses productions mais la « postérité » (Revault d’Allones 2006). Selon Gérard Leclerc, l’« hégémonie de la tradition » qui caractérisait autrefois l’autorité est aussi remplacée par une domination de la « modernité ». Celle–ci se manifeste par une valorisation de la « libre pensée et [de] la libre création » au détriment de « la transmission et de la conservation » (Leclerc 1996 : §2). Le concept d’auteurité, forgé par Michel Zimmermann (1999 : 9) et défini par Corinne Mencé-Caster comme un « mode de rapport à l’écriture, enraciné dans la "créativité" » (2011 : 8), renvoie à ce lien entre originalité et autorité. Pour autant, une œuvre, si novatrice soit‑elle, peut-elle jamais se « libérer » de la tradition ? En effet, même les productions qui comportent apparemment un certain degré d’autonomie vis-à-vis de cette dernière ne s’en affranchissent jamais réellement. En l’envisageant à l’aune de la différence (Baron 2010 : §21), elles maintiennent toujours, implicitement ou explicitement, volontairement ou non, un lien de filiation avec les autorités antérieures. Néanmoins, comme l’indique Gérard Leclerc (1996 : §1), l’autorité est un « privilège » dont tous les auteurs – d’énoncés, de discours, d’œuvres littéraires ou artistiques – ne jouissent pas. Au-delà de la valeur intrinsèque ou esthétique d’une œuvre, ce privilège est concédé en vertu d’une hiérarchie déterminée par des facteurs conjoncturels (de nature politique, idéologique, religieuse ou encore mercantile), à partir desquels sont considérés les auteurs et leurs productions. Celles-ci se trouvent légitimées ou au contraire invisibilisées selon leur conformité ou leur dissonance avec les systèmes de valeur, de croyance ou de pensée hégémoniques. En ce sens, l’autorité énonciative apparaît comme un écho aux logiques qui sous-tendent son émergence en même temps que son discours les renforce[1]. Il en résulte une perméabilité entre l’autorité, en tant que mode de légitimation des pouvoirs, d’une part, et en tant que mode de légitimation des énoncés, d’autre part, deux formes d’autorités qui s’alimentent et se façonnent mutuellement. L’autorité énonciative s’établit finalement dans son rapport avec les autorités, à la fois celles qui l’ont précédée ou celles qui viendront après et celles qui structurent son contexte de production ou de réception. Ce dossier entend donc questionner la notion d’autorité, du Moyen Âge jusqu'à l’époque contemporaine, en tant qu’objet et condition de la transmission. Les articles qu’il rassemble s’attachent, dans cette perspective, à étudier diverses productions textuelles, iconographiques, cinématographiques du monde hispanique. La première partie est consacrée aux rapports qu’entretiennent les auteurs avec d’autres autorités énonciatives. Entre invocation d’un garant, revendication d’une filiation ou volonté d’émancipation, ce sont ici les différentes formes d’actualisation de la tradition qui sont analysées. L’article d’Amalia Desbrest s’intéresse à la question de l’autorité dans le contexte médiéval à travers l’étude de la traduction castillane des Héroïdes d’Ovide conservée dans le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque colombine de Séville. L’autrice propose d’étudier la chaîne de transmission médiévale de l’œuvre à partir de trois de ses maillons : le Bursarii super Ovidios latin de Guillaume d’Orléans, sa traduction catalane et la traduction castillane conservée dans le manuscrit sévillan. À travers l’analyse de différents espaces textuels, la notion d’autorité est interrogée, non seulement au sens de celui qui écrit ou traduit le texte mais également comme celui qui en est le garant. En étudiant les différentes sources manipulées par les commentateurs-traducteurs, Amalia Desbrest met en évidence les mécanismes d’appropriation, d’actualisation et d’adaptation, révélant ainsi le « palimpseste » des multiples autorités présent dans la traduction médiévale. L’article de Joy Courret invite ensuite à une réflexion sur la force créatrice générée par l’opposition aux autorités et, plus largement, par la résistance aux cadres normatifs, aux consignes ou usages qui régissent la pratique artistique. Pour cela, elle revient sur l’émergence et les caractéristiques de l’« anti-mouvement » artistique Panique qui voit le jour dans la seconde moitié du XXe siècle. Si Panique naît de la rupture d’Alejandro Jodorowsky et Fernando Arrabal vis-à-vis du surréalisme d’André Breton, il s’affranchit également des carcans de la tradition artistique en se libérant de toute norme figée ou ligne directrice préétablie et en rejetant la prédominance de figures représentatives. La contribution de Caroline Prévost est quant à elle consacrée au muralisme latino‑américain contemporain qui, à la différence du muralisme mexicain des années 1930, ne jouit pas d’une reconnaissance académique ou politique unanime, et à la façon dont il est enseigné aux élèves français dans les cours de langue espagnole. L’autrice explore la tension entre, d’une part, un contenu pédagogique encore débattu – le muralisme contemporain – et, d’autre part, son support de transmission – le manuel scolaire, un objet de référence dans la construction des savoirs – à travers un corpus constitué de quinze ouvrages d’espagnol comme Langue Vivante Étrangère. L’article met également en regard l’intentionnalité des artistes et l’interprétation des récepteurs, conditionnée par la médiation du livre scolaire et les objectifs de ses propres auteurs : par la terminologie employée pour nommer ce courant artistique, par les méthodes et outils d’analyse proposés ou du fait d’une inévitable décontextualisation, les manuels scolaires resémantisent parfois le projet artistique des muralistes contemporains. La deuxième partie de ce dossier interroge ensuite l’espace textuel, qu’il soit de nature littéraire, poétique ou historiographique, comme le lieu d’une légitimation mutuelle entre, d’une part, une instance auctoriale qui se déploie au sein même de l’énoncé et, d’autre part, une entité extratextuelle ou empirique. Le travail de Kassandre Aslot met en lumière l’étroite relation entre les autorités historiographiques et politiques aragonaises et leurs processus de construction respectifs à travers l’étude du récit de la révolte de Saragosse contre les représentants du roi en 1591 dans les chroniques du début du XVIIe siècle. À travers l’analyse de ces sources historiographiques, l’autrice donne à voir les mécanismes qui favorisent la construction de l’autorité des chroniqueurs aragonais. Elle souligne notamment la stratégie de remise en question du discours hégémonique castillan imposé à travers la figure d’Antonio de Herrera, le recours à l’intertextualité comme outil de légitimation des auteurs aragonais comme Jerónimo Zurita sous l’égide duquel se placent les chroniqueurs postérieurs ou encore l’invocation des autorités religieuses et civiles. Si l’autorité politique aragonaise contribue à la légitimation de certains chroniqueurs, eux‑mêmes participent, à travers leur récit, à la légitimation de l’autorité politique. Manon Naro interroge dans son article le rôle de la poésie bilingue espagnol-guarani dans une éventuelle redistribution de la hiérarchie des langues et des littératures. Après avoir montré l’imbrication des plans politique, linguistique et littéraire dans l’établissement de l’autorité de l’espagnol sur le guarani, dont la dimension littéraire fut longtemps niée par l’historiographie et la critique littéraire, l’autrice se centre sur différentes modalités de coexistence des deux langues au sein d’un même discours pour étudier ce rapport de force linguistique. De cette façon, Manon Naro montre la tension qui s’exerce au sein de la poésie bilingue : tout en reproduisant, dans le champ littéraire certaines dynamiques sociolinguistiques, elle confère, par l’affirmation de sa littéralité et l’instauration d’une égalité de statut avec l’espagnol, une autorité à la langue poétique guarani. Dans un article à quatre mains, Lizarlett Flores Díaz et Guadalupe Álvarez Martínez abordent la question de la substitution d’une autorité légale – celle de l’État mexicain – en partie discréditée aux yeux des citoyens, par une figure subversive – celle du narcotrafiquant – qui apparaît comme une alternative légitime. Considérant le concept d’autorité à l’aune des notions de légalité et de légitimité, cet article met en lumière les répercussions politiques et culturelles de la « guerre contre le narcotrafic ». Si l’État tente de reconquérir sa légitimité à travers cette lutte, celle-ci contribue, d’autre part, à l’émergence d’une culture de la drogue qui favorise à son tour l’ancrage de la figure du narcotrafiquant. C’est cette dynamique que les autrices proposent d’interroger à travers le cas concret de la « narco-littérature ». Pour finir, l’article d’Isabelle Touton inverse la focale en interrogeant la notion d’autorité à travers des pratiques et des paroles rendues invalides et illégitimes dans le champ du savoir. L’autrice y montre la façon dont les discours hégémoniques intellectuels se sont construits et maintenus aux dépens des femmes, de leurs savoirs, de leur transmission, et au prix de leur marginalisation et invisibilisation. En mettant en lumière des personnes, des méthodes ou des objets d’étude « non-autorisés », cette dernière contribution questionne la légitimité des hiérarchies qui régissent le domaine intellectuel et scientifique. Ce travail nous enjoint, de la sorte, à porter un regard critique sur les pratiques du monde académique. Álvarez Enric Sullà (1998), El canon literario, Madrid, Arco Libros. Arendt Hannah (1972 [1968]), La crise de la culture, Traduction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard. Baron Christine (2010), « Autorité, auctorialité, commencement ». Dans E. Bouju (éd.), L’autorité en littérature [en ligne], Interférences, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 85‑94. Disponible sur : http://books.openedition.org/pur/40529 [consulté le 16 septembre 2022]. Benveniste Émile (1969), Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Les Éditions de Minuit. Bouju Emmanuel (éd.) (2010), L’autorité en littérature [en ligne], Interférences, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Disponible sur : http://books.openedition.org/pur/40513 [consulté le 16 septembre 2022]. Foucault Michel (1994) Dits et écrits 1954-1988 (Tome 1), Paris, Gallimard, 789-821. Gavoille Élisabeth (éd.) (2019), Qu’est-ce qu’un auctor ? Auteur et autorité, du latin au français, « Scripta Receptoria » 17, Bordeaux, Ausonius Éditions. Leclerc Gérard (1996), Histoire de l'autorité. L'assignation des énoncés culturels et la généalogie de la croyance, Paris, Presses Universitaires de France. Lucken Christopher (2019), « Sélections et comptes d’auteurs. Quelques jalons dans l’histoire du canon littéraire », Littérature, 196 (4), 7‑30. Mencé-Caster Corinne (2011), Un roi en quête d’auteurité. Alphonse X et l’Histoire d’Espagne (Castille, XIIIe siècle), Lamentin, Caraïbéditions-Université. Minnis Alastair (2010 [1984]), Medieval Theory of Authorship. Scholastic Literary Attitudes in the Later Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. Revault d’Allonnes Myriam (2006), Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité [en ligne], coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil. 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[1] On retrouve ici une conception marxiste élargie de l’idéologie et plus particulièrement de sa fonction sociopolitique que Richard Sobel (2013) définit comme « l’idéologie‑légitimation/reproduction » : tout ordre, établi de manière contingente, véhicule sa vision du monde (ce que l’auteur, en s’appuyant sur les travaux de Karl Marx et Friedrich Engels, nomme « l’idéologie-description/distorsion ») et ses valeurs en vue de sa légitimation et de sa préservation. En 1976, Louis Althusser, reprenant les thèses de Karl Marx, développe cette idée en postulant l’existence « d’Appareils Idéologiques d’Etat » qui s’incarneraient dans les milieux religieux, scolaire, juridique, politique, syndical, familial, culturel etc.
Université Bordeaux Montaigne – Ameriber
Université Bordeaux Montaigne – Ameriber / Casa de Velázquez – EHEHI
Autorité(s) et transmission dans les mondes hispaniques et hispano-américains : introduction
Bibliographie