Manuel DeLanda, Teoría de los ensamblajes y complejidad social
(traduit de l’anglais par Carlos de Landa Acosta), Buenos Aires, Tinta Limon, 2021, 160p.
ISBN 978-987-3687-82-2.
Univ. Bordeaux Montaigne, UR3656 AMERIBER
Toujours mu par la volonté d’accorder une place dominante au sein de cette revue aux penseurs issus du monde hispanique dont la reconnaissance est infime en France en comparaison de leur rayonnement international, on s’intéressera dans le présent compte rendu au cas de Manuel DeLanda. Né mexicain en 1952, l’espagnol est donc sa langue maternelle, mais il réside et a enseigné toute sa carrière (par ailleurs enrichie d’une activité de plasticien et vidéaste) aux États-Unis. Plus encore que dans le cas d’Ernesto Laclau, à qui Conceφtos consacrera plus d’espace lors d’un de ses prochains numéros, « l’appropriation culturelle » de DeLanda par le monde hispanique ne se fonde donc pas sur la langue de ses écrits : ils sont tous rédigés en anglais. Mais c’est précisément ce biais qui nous permet de cautionner le caractère éditorialement récent de l’ouvrage dont nous allons parler, paru dans sa première traduction espagnole en 2021, l’ouvrage original en anglais datant, lui, de 2006. Il s’agit en réalité seulement du deuxième livre de l’auteur traduit en espagnol, après Mil años de Historia no lineal, publié en traduction espagnole dix ans auparavant.
Manuel DeLanda est assez bien repéré dans le champ institutionnel de la philosophie française, et ce sont plus précisément les tenants du « nouveau réalisme » ou « réalisme spéculatif » qui ont identifié DeLanda comme précurseur de leur courant et, notamment avec la parution en 2002 Intensive Science and Virtual Philosophy comme le fondateur de la désormais très prisée « ontologie plate ». Ou encore, dans les termes contemporains de Graham Harman, « ontologie orientée objets », dont Tristan Garcia est l’un des représentants français les plus éminents, et qui pour simplifier, promeut à une dignité ou effectivité ontologique égale tous les existants (humains comme océans). Une horizontalisation ou déhiérarchisation ontologique en somme. On a pu parfois relever l’aspect libéral de ce type d’ontologies.
L’ouvrage est à ce titre présentable comme un essai d’ontologie sociale. Visant à comprendre la complexité de ce qui nous apparaît comme des systèmes, des groupements ou des communautés.
DeLanda est à partir de là un deleuzien avéré. C’est d’ailleurs directement de Mille plateaux qu’il va tirer son concept clé : el ensamblaje, jugé traduction plus adéquate du terme deleuzien d’ « agencement ». On sait que l’un des crédos deleuziens est la promotion des dynamiques et de la multiplicité par opposition aux essences et aux taxinomies. DeLanda sera entièrement ici fidèle à cet esprit.
Toute l’introduction et le premier chapitre de l’ouvrage s’emploient comme il se doit à définir le cadre conceptuel, sur lequel le présent compte rendu mettra lui aussi l’accent.
DeLanda part ainsi d’une déficience dans l’appréhension des relations entre tout et parties qui est le socle et le cadre de pensée de son ouvrage. Et il remarque que la seule proposition existante pour penser une totalité de façon non-réductionniste, c’est-à-dire comme une résultante excédant la somme de ses parties, est la proposition organiciste ou hégélienne (p. 12), dont il établit par ailleurs une postérité assez instructive. Dans cette conception organiciste l’interpénétration des parties les rends indissociables les unes des autres. Elles maintiennent entre elles ce que DeLanda appelle des relations d’intériorité, ou intrinsèques (p. 16) : elles n’ont pas à proprement parler d’existence en dehors de cette relativité, c’est-à-dire en dehors de cette inclusion interdépendante au sein de la totalité dont elles sont donc pas dissociables. On reconnait ici la conception de la société comme Gemeinschaft qui s’oppose chez Ferdinand Tönnies (1855-1936) à la Gesellschaft dans son ouvrage éponyme. DeLanda puise donc chez Deleuze son inspiration quant à l’idée d’un autre type de relations, qu’il qualifie d’extérieures ou d’extrinsèques (p. 17). On voit bien que ces derniers héritent de la déliaison « contractualiste » caractérisant la Gesellschaft pensée par Tönnies et étendue ici, bien au-delà du seul champ social, vers tout ce qui sera susceptible de faire système. Ces relations extrinsèques ou extérieures pensent en effet ces parties comme parfaitement susceptibles d’une existence autonome hors de la totalité qu’elles intègrent donc à titre casuel. Ainsi, la relation est susceptible de modifications sans que ces dernières n’affectent la nature des parties (p. 17).
Ces relations d’extériorité sont précisément le propre, ou ce qui définit en premier lieu la notion d’assemblage/agencement.
Le gain de penser la relation entre parties sous le régime de l’extériorité est que la totalité devient analysable, c’est-à-dire décomposable en entités indépendantes et donc séparables. Pour DeLanda, qui marque ainsi sa distance avec la pensée marxiste, dans la conception hégélienne, c’est-à-dire homogène de la totalité, par définition non décomposable, toute modification est nécessairement globale : pour modifier un système politique envisagé comme un tout de cette nature, seule l’échelle révolutionnaire est loisible. C’est-à-dire la destruction du tout, de l’ensemble, en l’absence d’existence analysable de ses composantes. A l’inverse, la totalité pensée comme assemblage permet des « remédiations » (on retrouve ici le réformisme par définition libéral évoqué plus haut) au niveau inférieur.
La dernière idée nécessaire à la bonne compréhension du concept d’assemblage est celle de propriété émergente : « una propiedad de un todo que es producida por interacciones causales entre sus partes » (p. 19). Dans les conférences qu’il lui arrive de proposer en espagnol DeLanda donne un exemple très parlant de ce qu’est une propriété émergente, notion due originairement à J. S. Mill, puis tombée pendant longtemps en désuétude. On a longtemps pris l’eau pour une totalité non décomposable (on parle en linguistique de « massif »). On sait désormais qu’on peut la décomposer en deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène. L’intérêt est ici que l’eau, bien avant qu’on en comprenne la décomposition, était connue comme un (dis)solvant universel. Or ni l’oxygène ni l’hydrogène, qui entretiennent bien une relation extrinsèque dans l’assemblage puisqu’il s’agit de deux éléments qu’on retrouve ailleurs qu’en son sein, ne possèdent cette propriété. C’est leur interaction contextuelle et donc spécifique dans le cadre de cet assemblage qui en fait « hériter » la totalité. Le pouvoir (dis)solvant est ainsi ce que DeLanda appelle une propriété émergente.
Dans le deuxième chapitre qu’il consacre, dans le sillage de Deleuze à remettre en question l’idée d’essence, on confirme qu’on se situe bien là dans la tradition récente des ontologies non substantialistes. Les idées de précarité et de contingence sont de façon relativement attendue les modalités caractérisant les assemblages, soumis à des processus, pour filer la nomenclature deleuzienne mobilisée par le Mexicain, de territorialisation et de déterritorialisation qui les font advenir, en modifient la configuration ou les font disparaître. Chaque assemblage, par définition labile, est ainsi unique et à considérer de façon spécifique. L’essentialisme hérité des catégories aristotéliciennes (genre, espèce, individu) est selon DeLanda assurément hiérarchique, aux antipodes donc de la dignité œcuménique chère aux tenants des ontologies plates, dont découlent les modalités de tout assemblage (p. 42). Le vocable « société » est ainsi jugé par l’auteur trop substantialiste, et son référent gagnera à être appréhendé en des termes à la fois multiscalaires (les individus ont ainsi à accorder leur être « intime » et leur être social) et plus historiques (p. 51). C’est ainsi la relation « tout-partie » et sa contingence (le fait que le tout « hérite » de propriété que ses parties n’ont pas) qui se substituent à une pensée des essences (p. 58).
Le troisième chapitre se focalise sur l’échelle des individus. Qui, exacerbant le propre de toute partie extrinsèque, ont la faculté d’être affectée et d’affecter (p. 69). Ce qui laisse la porte ouverte à une dimension stratégiquement cruciale pour DeLanda, le paraverbal. Il est en effet fondamental pour lui de montrer qu’il n’y a pas que du langage. Car le langage est le biais de toute forme de constructivisme, c’est-à-dire de primauté épistémologique conférée à la subjectivité. L’ennemie (kantienne) de toute forme de réalisme. Pour traiter ainsi de l’expressivité entendue comme ce qui ne passe pas exclusivement par le langage articulé, DeLanda s’appuie ici sur les théories bien connues d’E. Goffman et notamment, déterminantes à l’échelle d’une communauté donnée, de ce que Goffman nomme « faces positives » et « faces négatives » (p. 73-74), qui considèrent des données telles que le narcissisme ou l’image de soi, le ridicule expérimenté, etc. Dès qu’il est question d’affect, une pensée de l’intensité (Deleuze lecteur de Spinoza) n’est jamais très loin : ainsi la densité des liens (plus exactement la force de leur transitivité) est présentée par DeLanda comme une propriété émergente au sein d’une communauté donnée. Jusqu’à parvenir à l’idée d’assemblages de lutte sociale : des fronts la encore totalement déterminés par la nature extrinsèque des relations de circonstance caractérisant les groupes qui les intègrent (p. 80-81). On est assez près ici des idées de Laclau. Cette méso-échelle chère à DeLanda, invalidant à l’identique d’une part le micro-réductionnisme (dont l’antidote est précisément l’idée de propriété émergente, transindividuelle) qui confère tout le poids à la subjectivité individuelle faisant selon lui d’Heidegger le père de tous les constructivismes sociaux, et de l’autre part le macro-réductionnisme qui ne laisse à l’individu plus aucune liberté de détermination, est le motif de sa critique adressée à l’habitus bourdieusien (p. 86). Bourdieu, en effet tend à œcuméniser le champ (en l’occurrence, le social que DeLand souhaiterait cantonner au social) des déterminations pesant sur les individus et donc à réintroduire une forme d’homogénéité ou d’organicité de sa conception de la totalité.
Le quatrième chapitre, consacré aux organisations institutionnelles et aux gouvernements, convoque en premier lieu la figure de Max Weber et les trois types de légitimité de l’autorité que le sociologue allemand distingue : traditionnelle, charismatique, et rationnelle légale. Après avoir partagé le constat de tous que ce troisième type ne cesse de gagner du terrain au cours des deux derniers siècle (p. 92). Il voit dans cette dernière, formelle, et, pensons aux nominations à des postes de responsabilité administratives, indépendantes de la personnalité de celui qui occupe la fonction, un paradigme de propriété émergente, effectivement déterminée spécifiquement par les interactions au sein de l’assemblage. Il n’y a en effet aucune prédisposition (« naturelle », contrairement à ce qui est le cas pour l’autorité charismatique) à l’exercice de cette autorité chez la partie – le ou la nommé.e – qui bénéficie de cette nomination (p. 93). Avant de passer à l’échelle supérieure dans le chapitre suivant, l’auteur fait un détour par l’économie de marché, en présentant notamment la rivalité entre deux entreprises ou firmes concurrentes comme une relation d’extériorité typique (p. 103). Mais il s’agit en réalité là de reconduire l’accusation de substantialisme adressée globalement à l’idée d’État, et ici selon la même « erreur » au « système capitaliste » : « en la teoría de los ensamblajes, este sistema es considerado como una ficción, una totalidad hegeliana que no tiene existencia independiente de la mente » (p. 104). Ces hypostases (État, Marché) sont de ce point de vue de stricts corrélats idéalistes.
Le dernier chapitre, consacré aux villes et aux nations est en réalité le moins théorique des cinq. Beaucoup plus axé sur l’exemple, il est finalement moins une illustration à une nouvelle échelle de l’apport en propre de la pensée de l’assemblage que l’expression d’un assentiment de l’auteur sur les apports théoriques déjà anciens (et donc assez disjoints de la théorie de DeLanda en l’absence d’un accompagnement explicite de sa part) de Foucault et ici surtout de Braudel. On aura malgré tout compris qu’il s’agit, en instruisant plusieurs types de topologie, de faire apparaître des espaces sociaux dont la sémantisation est indissociable d’une praxis (leur usage) au fondement de leur dimension symbolique (prédiscursive) postulée seconde : il en va ainsi des intérieurs domiciles, ou de la configuration des édifices, toujours vus comme des assemblages (p. 127), ou encore de la verticalisation progressive de la discrimination sociale avec l’apparition des ascenseurs (p. 130). De cette topologie des espaces urbains, on passe ensuite, pour conclure l’ouvrage à des considérations empruntées notamment à Peter M. Allen (p. 141) sur les deux types de configurations interurbaines « concurrentes ». D’une part les locaciones jerárquicas la plupart du temps à l’intérieur des terres et qui ne doivent leur rayonnement qu’à leur masse critique et le nombre subséquent de services que la grande ville concentre satellisant les villes plus petites dans la même réseau (assemblage) régional. Et d’autre part les villes portuaires, plus labiles et caractéristiquement rhizomatiques qui se définissent uniquement par leur ouverture sans aucune dimension, selon l’auteur, subordinatrice.