Révolution(s) et migration(s) à travers le langage le cas du spanglish
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Revolution(s) and migration(s) through language - the case of Spanglish
ABSTRACT: Spanglish, as its name indicates, is a mixture of English and Spanish. It consists in an intermeshed code that relies on hybridization processes which vary depending on geographical, historical contexts, and especially depending on the speakers, on their way(s) to use the code and on their socio-linguistic motivations. Spanglish constitutes a hybrid, varied and multifold language that is constantly changing. By means of the study of that language, we will question the terminology used to designate immigration and its subsequent generations, as well as what such terminology implies from a socio-linguistic standpoint. We will then probe into the passing-on, trans-generational processes involved in Spanglish and inquire into its identity role as a "third, alternative voice" in the US settings.
Keywords: Spanglish, Socio-linguistic, Hybridity, Immigration, Identity, Transmission
Révolution(s) et migration(s) à travers le langage : le cas du spanglish
RÉSUMÉ : Le spanglish, qui, comme son nom l’indique, mélange l’anglais et l’espagnol, est un code mêlé présentant différentes procédures d’hybridation, variables selon les contextes géographiques, historiques et surtout selon les locuteurs, leur(s) usage(s) et leur(s)s intention(s) sociolinguistique(s). Il s’agit d’une langue hybride, variée et plurielle, en pleine évolution. A travers la langue spanglish, nous nous interrogerons sur la terminologie liée à l’immigration et aux génération(s), et ses implications en sociolinguistique, puis nous aborderons les processus transmissionnels du spanglish et son positionnement identitaire comme « troisième voix » possible dans le contexte états-unien.
Mots-clés : Spanglish, Sociolinguistique, Hybridité, Immigration, Identité, Transmission
Revoluciones y migraciones a través del lenguage: el caso del spanglish
RESUMEN: El espanglish que, como su nombre lo indica, es una mezcla de inglés y espaňol, es un código combinado que presenta procedimientos de hibridación diversos, variables según los contextos geográficos, históricos y sobre todo con respecto a los hablantes, su(s) uso(s) y su(s) intención (ones) socio-lingüística(s). Se trata de una lengua híbrida, diversa y plural, en plena evolución. A través del análisis de la lengua "espanglish", examinaremos la terminología relacionada con la inmigración y las sucesivas generaciones, y sus implicaciones en sociolingüística. Luego estudiaremos los procesos de transmisión del espanglish y su posicionamiento identitario como "tercera voz" posible en el contexto estadounidense.
Palabras clave: Espanglish, Sociolingüística, Hibridez, Inmigración, Transmisión
Sabine TINCHANT-BENRAHHO
Univ. Bordeaux Montaigne, Ameriber, Sirenh
Le spanglish, langue qui comme son nom l’indique mélange l’anglais et l’espagnol, est devenue une langue hybride de référence aux Etats-Unis. Une langue parlée dans le quotidien, en particulier par les jeunes générations mais pas seulement. Cette langue n’a pas de reconnaissance officielle ni universitaire mais elle continue de se développer. A tel point que la Real Academia Espanola l’a introduite dans son dictionnaire en 2014, suite à l’insistance de l’Académie Nord-américaine de la Langue Espagnole. Le spanglish est bien sûr né de l’immigration hispanique aux Etats-Unis et de son essor ces 50 dernières années, fin XXe-début XX1e siècle. L’immigration hispanique est surtout présente à New York et dans les Etats du Sud avec des variantes de l’espagnol très nombreuses venant de la Caraïbe, d’Amérique centrale et d’Amérique Latine. Le spanglish est né de la culture pop avec des noms de chanteurs très connus, noms de scène qui reflètent cette double culture et cette double identité (Jennifer Lopez, par exemple). Le paradoxe est que nous avons affaire ici à deux langues dites dominantes ou langues de colonisation mais depuis le 19e siècle la langue anglaise des Etats-Unis, qui exerce une domination sur le plan économique et politique au niveau mondial, est devenue la langue de prestige par excellence. Aux Etats-Unis, l’espagnol est donc identifié face à l’anglais comme langue d’une minorité, étant de fait dans une situation sociolinguistique conflictuelle avec celle-ci. Le spanglish apparaît ainsi comme une troisième langue, une autre possibilité linguistique mais également littéraire puisque certains auteurs états-uniens écrivent en spanglish. Selon les textes, ces auteurs privilégient tantôt les jeux sur le signifiant et la matérialité du code (création de néologismes, jeux sur les sonorités, etc..), tantôt le message identitaire dans des proportions variables, illustrant souvent une société contemporaine complexe qui peine à favoriser l’intégration de ceux qui n’entrent pas dans le moule et se trouvent écartelés entre deux cultures, l’une étant dévalorisée par rapport à la culture dominante. Le spanglish est donc un code mêlé présentant différentes procédures d’hybridation (code switching, code mixing) variables selon les contextes géographiques, historiques et surtout selon les locuteurs, leur(s) usage(s) et leur(s)s intention(s) socio-linguistique(s) : ce code particulier n’est en aucun cas une langue normée, standardisée. Il s’agit tout au contraire d’une langue variée et plurielle, en pleine évolution. Dans un premier temps, nous partirons de l’évolution du spanglish aux Etats-Unis, constatée dans des études récentes (Casielles-Suarez 2017, 147-168), tout en nous interrogeant, à partir d’une réflexion sociolinguistique croisée entre la France et les Etats-Unis, sur la façon de nommer, de désigner les locuteurs. Nous analyserons ce qu’implique, au niveau socio-linguistique, l’utilisation de telles terminologies. Puis, nous nous centrerons sur le cas du spanglish et de ses représentations.
« Immigration » et « génération(s) » en sociolinguistique : de quoi parlons-nous ?
Quand nous regardons les chiffres donnés dans certaines études statistiques (Krogstad et Lopez 2017 ; Krogstad, Lopez et Flores 2018) et dans la presse sur la présence et l’extension du spanglish aux Etats-Unis, nous trouvons différentes données. Si nous regardons les tableaux suivants (Diez 2018), nous remarquons que la part d’hispanophones chez les Latino-Américains résidant aux Etats-Unis reste stable entre 2006 et 2015, avec une légère baisse de 5%, en passant de 78% à 73 %. En revanche, l’espagnol en tant que tel est de moins en moins la langue du foyer chez les jeunes générations. Et l’on constate également que les deux langues, notamment à travers l’utilisation répandue du spanglish, sont bien présentes au foyer, même si le pourcentage est plus bas pour la dite « 3e génération » avec 23% des deux langues parlées au foyer. Bien que ce chiffre soit plus bas que les précédents (35, 39 et surtout 50% pour la dite « 2e génération »), il reste non négligeable.
Néanmoins, pour être plus précis dans l’analyse des chiffres et données statistiques que l’on trouve sur cette question, deux expressions posent problème : 2e génération et 3e génération. Si l’on suit ce qui se dit de plus en plus dans nos sociétés française, nord-américaine et autres et dans les médias, on trouve fréquemment cette terminologie ou encore les expressions « migrants « immigrés de 2e génération » et « immigrés de 3e génération ». Ces deux terminologies paraissent problématiques à différents niveaux : au niveau sociologique en général et socio-linguistique en particulier, médiatique et politique.
La terminologie « immigrés de 2e génération » et « immigrés de 3e génération » est de plus en plus employée dans la société en général et dans les médias en particulier, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Si l’on regarde de près l’évolution de la terminologie concernant l’immigration, on remarque que l’on est passé au fil des années du mot « étranger » au mot « immigrant » puis au mot « immigré » et enfin au mot « migrant ». Comme le souligne Nancy Green, dans son article intitulé « L’immigration en France et aux Etats-Unis : historiographie comparée » : « le mot ʺimmigréʺ a été longtemps inconnu de la langue française. Au siècle dernier le terme ʺétrangerʺ est de loin le substantif ou l’adjectif (ouvriers étrangers, travailleurs étrangers, immigration étrangère) préféré » (Green 1991 : 69).
Le mot « étranger » sera plus tard remplacé par « immigrant » puis on verra apparaître en français le mot « immigré ».
Emigration, étrangers, immigrés représentent trois moments du phénomène migratoire, vus du point de vue de l’acteur : partir, arriver, s’installer (…) On passe d’une catégorie juridique avec le mot « étranger » à une catégorie économique avec le mot « immigré » qui désigne essentiellement la main d’oeuvre. (…) Le terme immigré s’apparente au travailleur « immigré » dont il serait l’abrégé. (Green 1991 : 70)
Et tandis que les deux premiers mots « étranger » et « immigrant » renvoient à un état transitoire, temporaire, à une notion de passage et de mobilité avec l’espoir ou l’idée d’un retour au pays ou un nouveau départ vers un autre pays, le participe passé substantivé « immigré » renvoie à l’installation et à la stabilisation : « L’étranger juridique, devenu immigré économique, se transforme donc en immigré permanent » (Green 1991 : 70). Si l’on regarde les terminologies employées en langue anglaise, aux Etats-Unis, et en langue espagnole, on s’aperçoit que dans ces deux langues, c’est le terme « inmigrante » ou « immigrant » qui en général vaut à la fois pour « immigrant » et « immigré », même si l’on trouve l’adjectif « inmigrado » en espagnol dans l’expression « trabajador inmigrado » notamment. Tandis qu’en espagnol le substantif le plus utilisé ou généralisé semble être « inmigrante », qui envisage donc davantage l’action de celui qui immigre dans un pays, l’adjectif lui fait la différence entre les deux notions, « inmigrante » et « inmigrado ».
Mais dans les trois langues, au niveau sociologique, la terminologie « immigrés de 2e ou 3e génération » existe, est utilisée (en anglais : « second-generation immigrant » ou en espagnol « segunda generación de inmigrantes ») et me semble poser problème :
En français, tout d’abord parce que le participe passé semble évoquer l’idée que l’immigration deviendrait un statut. Une personne aurait un statut d’immigré, statut sociologique, politique au sens premier mais également second du terme, qui se transmettrait de génération en génération. Nous reviendrons également sur la problématique « linéaire » de la terminologie « générationnelle » en sociolinguistique.
Dans les trois cas, on associe les enfants ou petits-enfants au processus ou à l’état d’immigration même si ceux-ci sont nés dans le pays d’accueil de leurs parents ou grands-parents et ne sont donc en aucun cas, d’un point de vue légal ou juridique, immigré ou immigrant ou inmigrante.
D’ailleurs, il est frappant de constater que si cette terminologie existe au niveau sociologique, médiatique et politique, elle n’a aucune existence juridique. Le terme utilisé et admis par l’INSEE étant « descendant d’immigré ». Bien sûr à ces trois niveaux, ce qui pose problème et débat dans les sociétés, ce sont les glissements que cette terminologie présuppose et encourage, (notamment dans les chiffres et données prises en compte dans certaines statistiques et relayées ensuite sur le plan politique et médiatique). Toutefois, il ne faut pas négliger la propre transmission des familles à un niveau subjectif ou intersubjectif, conscient ou inconscient de cette situation d’ « immigré » parfois vécue et transmise comme telle aux enfants ou petits-enfants… quoi qu’il en soit, il ne s’agit en aucun cas d’une réalité sociale, juridique ou politique.
En anglais et en espagnol, parce que le participe présent « immigrant » ou « inmigrante » avec le suffixe –ant ou -ante exprime l’agent, c’est-à-dire celui qui fait l’action.
Mais on peut également trouver, comme dans le tableau ici mentionné et reproduit comme illustration, l’expression seule « 2e ou 3e génération », sans la référence à l’immigration. Là encore nous assistons à un glissement terminologique qui est comparable à une photographie instantanée révélatrice de différentes époques : on est passé de la nationalité acquise (états-unien de deuxième génération, français de troisième génération) à l’insistance sur l’origine de l’ascendance des personnes ou groupes de personnes considérés, soit en mettant le terme « immigré ou « immigrant » suivi de l’adjectif de la nationalité ou l’identité d’origine soit en ne mettant que l’identité originelle (par exemple, « la seconde génération de Latino-Américains[1] »). Dans le tableau ci-dessus, la lecture induite par les données mentionnées est très claire : Latino-Américains nés à l’étranger, Latino-Américains nés aux Etats-Unis, 2e génération et 3e génération désignent donc forcément, par induction des « Latino-Américains[2] ».
Or, en sociolinguistique, la terminologie dite « générationnelle» ou partant des « générations » est également à questionner. Comme l’indique A. Barontini dans ses travaux de recherche, cette terminologie implique une « linéarité » temporelle et par conséquent une « verticalité » qui ne prend pas en compte la complexité de l’apprentissage et de l’acquisition d’une langue, qui, dans une société, quelle qu’elle soit, ne se fait évidemment pas exclusivement par les parents, ni « les variations et différences d’acquisitions et de pratiques langagières » individuelles que l’on peut donc retrouver « au sein d’une même fratrie ». Afin de dénoncer « la linéarité du modèle des trois générations » d’un point de vue sociolinguistique, A. Barontini cite J. Billiez en renvoyant « à l’idée très répandue, qui est presque devenue la règle, selon laquelle le bilinguisme migratoire ne représenterait qu’une étape intermédiaire, un passage d’un monolinguisme à un autre » (Billez 2005 : 325). Et elle ajoute plus loin : « il me semble que c’est l’entrée par la langue et non avec le locuteur qui conduit à évacuer, au moins partiellement, la problématique de l’expérience de la transmission » (Barontini 2014 : 46).
Par ailleurs, les travaux d’A. Sayad ont montré que « l’immigration se laisse très facilement découper en étapes, en tranches de populations, en générations » (Sayad 1994 : 7).
La création et l’usage du spanglish semblent être une troisième voix/voie en réconciliant, au quotidien, cette dualité vécue, ressentie au niveau social, politique et médiatique par les individus. Elle semble également la dépasser au niveau culturel et artistique, par la musique, la littérature et toutes les formes d’art et d’expression.
Le cas particulier du spanglish : une troisième « voix ».
Pour en revenir au tableau sur le spanglish et aux statistiques données sur son emploi, il me semble important de différencier trois strates : ce qui relève de la strate ou sphère familiale avec la transmission consciente ou inconsciente de la langue, de la culture et parfois de la religion du pays d’origine de ce qui relève de la strate sociale et de la strate médiatique ou politique. Les chiffres suivants n’ont de sens que si l’on se réfère à la première strate ou sphère, à savoir la sphère familiale. Si l’on dit que 79% des jeunes Latino-Américains vivant aux Etats-Unis parlent spanglish (Diez 2017)[3], qu’est-ce que cela signifie exactement ? Si l’on considère que ces jeunes sont nés aux Etats-Unis et ne sont donc en aucun cas immigrés ou immigrants, il paraît tout à fait logique que, d’un point macro et social, l’anglais, langue de l’école, de l’administration et de l’emploi, soit prédominant puisque ces jeunes sont immergés dans cette langue depuis leur enfance. En revanche, les chiffres sont plus pertinents si l’on se concentre sur un point de vue micro, familial, de transmission de la langue. On voit bien à ce moment-là que si la transmission de la langue espagnole à leurs enfants paraît essentielle pour la génération qui a effectivement immigré, cette transmission s’affaiblit nettement pour la génération qui, même si elle est désignée par le terme « immigrés de seconde génération », n’a, de fait, pas immigré et est immergée au quotidien et depuis son enfance dans la langue et la culture du pays dans lequel elle est née. Et en effet, dans le tableau inséré plus haut, 60 % des Latino-Américains nés à l’étranger parlent espagnol au foyer contre à peine 5% des Latino-Américains nés aux Etats-Unis.
Mais si, pour cette partie précise de la population, la langue espagnole n’est donc plus parlée en tant que telle, c’est qu’une autre possibilité et une autre réalité a pris son essor : le spanglish qui, lui, ne cesse de se développer. C’est une langue à part entière qui est créée, à partir de deux autres langues existantes, comme un mot composé à partir de deux mots existants qui trouve une troisième signification qui lui est propre. Dans le cas du spanglish ou plus précisément des spanglish, les locuteurs créent, façonnent, composent ou recomposent une langue qui acquiert une autonomie et une existence qui lui sont propres. Et c’est existence même, autonome, comme 3e langue qui crée une « révolution », un changement qui est rejeté par les puristes des deux autres langues qui considèrent cette nouvelle langue comme une langue « transformée » ou « altérée ». Ainsi, face à cette réalité socio-linguistique, avec un nombre de locuteurs qui, comme nous l’avons souligné, ne cessent d’augmenter aux Etats-Unis, la Real Academia Espanola a inclus le mot et sa définition dans son dictionnaire en 2014. Ce mot apparaît hispanisé avec le recours au e- devant le s ou e- prothétique : el espanglish et parallèlement le mot « estadoudinismo » a également été introduit. En 2012, moment de cette prise de décision, avec 50 millions d’Hispaniques, les Etats-Unis représentaient le deuxième pays avec le plus grand nombre d’hispanophones, juste derrière le Mexique. Mais le problème réside dans la définition par la Real Academia Espanola. Cette définition est la suivante : « Fusión de español y el ingl. English 'inglés'.1. m. Modalidad del habla de algunos grupos hispanos de los Estados Unidos, en la que se mezclan, deformándolos, elementos léxicos y gramaticales del español y del inglés ». Cette définition a été fortement critiquée par plusieurs linguistes, dont Ilan Stavans, spécialiste du spanglish puisqu’elle implique un jugement de valeur et un critère de correction grammaticale et lexicale « puriste » sur l’éclosion d’une langue née justement du contact entre deux langues que sont l’anglais et l’espagnol. Ce critère de correction grammaticale et lexicale n’a donc pas lieu d’être. Ilan Stavans écrit à ce sujet :
A partir de l’état actuel de nos connaissances linguistiques, décrire le contact dynamique entre deux langues comme une déformation, c’est refuser la base même du développement verbal. Toute langue vivante est en mouvement constant (…) Sa texture n’est pas une déformation, au contraire elle met en évidence l’émergence d’une nouvelle façon de concevoir l’univers. (Stavans 2012)[4]
Et il termine en disant : « Oui, le spanglish mérite d’être enregistré dans le dictionnaire de la Real Academia Espanola. Non, ce vecteur de communication, utile, beau et qui durera dans le temps, n’est pas un monstre ». Suite à ces critiques, la Real Academia a gardé sa définition mais a ôté le mot « deformándolos ».
Et c’est en ceci justement que le spanglish est un processus transmissionnel, à la fois individuel et collectif. Comme dans tout processus, il y a évolution, appropriation et transformation des langues d’origine qui servent à créer cette troisième langue. Chaque individu s’empare personnellement mais aussi collectivement de cette nouvelle langue, pleine de possibilités d’innovations langagières, linguistiques et artistiques.
Pour conclure, le travail et les mots employés pour décrire le cas du spanglish m’ont amenée à réfléchir sur les problèmes terminologiques rencontrés, problèmes terminologiques qui soit créent de la confusion par leur extension sémantique ou au contraire restreignent la portée et l’existence de cette nouvelle langue. Confusion terminologique au niveau macro, social, médiatique et politique avec une terminologie (immigré de 2e ou 3e génération) qui fait le jeu des extrêmes et qui renvoie au premier terme employé dès le 19e siècle pour désigner l’immigration, à savoir le terme « invasion », et à la résistance linguistique au niveau académique. Que ce soit par la rigidité normative académique qui refuse dans un premier temps l’hybridation, en utilisant le terme de déformation, ou par le blocage linguistique au niveau politique et médiatique qui veut figer des individus-locuteurs nés dans un pays dans le statut d’immigré des parents ou grands-parents ou dans leur seule origine et leur « génération », on voit combien il est difficile de penser la transmission de la langue comme un processus horizontal, dynamique et vivant. Or, à travers l’exemple du spanglish, seuls les locuteurs semblent avoir trouvé une porte de sortie, une troisième voie/voix dans la pratique et la réalité linguistique du mélange, de l’hybridation. Ces locuteurs, par leur(s) pratique(s) linguistique(s) hybride(s), refusent de fait, et dans la réalité, des terminologies qui figent et cristallisent une langue et/ou des individus dans une ou des représentation(s) sujette(s) à caution. Cette troisième voie ou possibilité linguistique apparaît donc « révolutionnaire » dans un contexte socio-politique qui aux Etats-Unis, comme en Europe ou ailleurs, voit monter les extrêmes, les murs s’ériger et les frontières se fermer mais où les langues continuent à jouer un rôle. Le spanglish est également révolutionnaire en ce sens qu’il va plus loin dans l’hybridation que le niveau lexical le phénomène d’emprunt connu dans toutes les langues puisque dans ce cas l’hybridation se manifeste à tous les étages de la langue si l’on peut dire, non seulement au niveau lexical mais également au niveau morpho-syntaxique et au niveau de l’interaction elle-même avec le code-switching. Le spanglish est par conséquent une alternative entre révolution et conciliation. L’unité qu’elle crée permettant de sortir de la dualité d’origine et sans doute de se faire entendre, si ce n’est comprendre, par tous.
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Notes
[1] Voici un exemple de phrase que l’on peut trouver dans les médias ou autres publications : « Représentation de la deuxième génération de Latino-Américains sur le marché du travail » (Gervais-Linon 2003).
[2] Dans le tableau mentionné et reproduit ici, on trouve l’utilisation de deux terminologies : « Latinos » et « Latino-Américains ». Toutes deux renvoient à l’origine de ces locuteurs installés aux Etats-Unis, même si le terme « Latinos » en anglais désigne plus particulièrement cette situation d’immigration et d’installation.
[3] « Esto es especialmente entre los jóvenes, ya que más del 70% de ellos hablan spanglish con mayor o menor frecuencia. Su uso es especialmente habitual entre los inmigrantes de segunda generación —el 79% lo emplea en cierta medida—. En la tercera generación su uso decae, pero no en beneficio del español, sino del inglés » (Diez 2017). Voir également « El spanglish y la RAE » (Stavans 2012).
[4] La référence correspond au texte original : « A estas alturas del conocimiento lingüístico, describir el contacto dinámico entre dos lenguas como una deformación es rechazar la base misma del desarrollo verbal. Toda lengua viva está en constante movimiento. […] En vez de ser una deformación, su textura es evidencia del surgimiento de una nueva manera de concebir al universo. […] Sí, el spanglish, como realidad, merece ser registrada en el diccionario de la RAE. No, este vehículo de comunicación –útil, hermoso y duradero– no es un monstruo », la traduction est la mienne.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sabine Tinchant-Benrahho, « Révolution(s) et migration(s) à travers le langage : le cas du spanglish », Conceφtos [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 21 décembre 2020. URL https://ameriber.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/revue-conceptos/numeros-en-ligne/microfiction-microficcion/revolution-s-et-migration-s-a-travers-le-langage-le-cas-du-spanglish.html