Bartomeu Meliá, Diálogos de la lengua guaraní
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Manon NARO
Univ. Bordeaux Montaigne, Ameriber, Rech. Américanistes
« La lengua como frontera y como puente es otra manera de encarar la lengua como límite revelador y espléndido y como contacto de diálogo, pero también de agresión y de cambio » (15). Avec ces quelques mots, Bartomeu Meliá (ancien docteur en sciences religieuses, professeur et chercheur d’ethnologie et de culture guarani) nous livre une clef de lecture de la situation sociolinguistique paraguayenne et d’une réflexion qui a animé toute sa carrière. Cet auteur né en Espagne (1932-2019) s’installe au Paraguay en 1954 où il deviendra l’une des références indispensables des études sur ce pays. L’œuvre qui nous intéresse retrace les variations de sa pensée et l’évolution linguistique, politique, culturelle et historique du guarani grâce à une sélection d’articles publiés entre 1994 et 2019. Les articles ne sont pas présentés dans l’ordre chronologique de publication ni thématique ce qui nuit à la cohérence de l’argumentation. Le lecteur parvient malgré tout à discerner les problématiques centrales : la tension entre la précarité et la force du guarani, la « farce du bilinguisme » (107), la relation entre colonisation, bilinguisme et interculturalité ou encore la dialectique écriture/oralité. L’ouvrage comporte des articles inédits révélant les dernières conclusions de l’auteur et des articles plus anciens publiés dans des revues ou proposés lors de congrès scientifiques. Cette œuvre « bilan » ouvre également la question paraguayenne à l’échelle continentale en réfléchissant à la place des langues indigènes dans le contexte de la mondialisation.
L’armature des articles repose sur une constatation paradoxale : le guarani, langue d’origine indigène, a réussi à devenir langue nationale et officielle du Paraguay. Elle a résisté à l’imposition du castillan et à la disparition de nombre de ses locuteurs aborigènes lors de la colonisation. Mais cette force de survie est contrebalancée par le poids d’une société qui méprise cette langue autant qu’elle veut la revaloriser. L’auteur tente alors de découvrir les ressors et le résultat d’une telle évolution. Il énonce trois raisons qui ont permis au guarani de passer de langue indigène à langue nationale. Il évoque d’abord le mythe de la terre sans mal qu’il considère en tant que système économique et social. Ce mythe, retranscrit par Hélène Clastres dans La Terre sans mal : Le prophétisme tupi-guarani (Le Seuil, 1975), aborde la migration des guaranis vers une terre promise où ils pourront établir leur société et retrouver la part de divinité qui loge en chaque être humain. Cette quête aurait permis aux guaranis de survivre et de consolider leur société en tant qu’organisme indépendant. L’alliance entre les guaranis et les jésuites est présentée comme second argument. Les missionnaires jésuites auraient protégé les guaranis face aux colons et bandeirantes. La dernière raison est celle de l’expansion du guarani à la société non-indigène. Le guarani était lors de la conquête et de la colonisation langue générale, transcendant les frontières internationales pour devenir langue de communication et d’échanges. Mais la résistance du guarani se retrouve également dans l’élaboration d’une langue littéraire. L’auteur apporte un regard nouveau et décalé sur la littérature guarani écrite pendant la colonisation. Il montre qu’elle ne se limite pas à ce qu’ont écrit les missionnaires. Il pose la distinction entre littérature guarani (faite par les indiens guaranis) et la littérature en guarani (produite par les missionnaires et les colons) et propose une sorte d’histoire de la littérature guarani. Cela l’amène à penser la tension entre écriture et oralité. Il part de la division entre le guarani, langue orale et l’espagnol, langue écrite et insiste sur la méfiance des guaranis envers l’écriture. Cette dernière, instrument de la colonisation, était l’incarnation d’une langue performative, celle de l’évangélisation et du pouvoir. Par contraste, l’oralité est une forme de résistance qui permet aux guaranis de préserver leur langue et leurs croyances. La relation de dominant/dominé instaurée entre l’espagnol et le guarani est présentée par l’auteur comme un état de fait qui s’est maintenu dans la société contemporaine. Bartomeu Meliá analyse alors la dénaturation du guarani et en vient à se demander si le guarani est toujours du guarani. La précarité de cette langue est exposée au grand jour par la métaphore de la maladie et plus particulièrement du patient mourant. Cela conduit l’auteur à la conclusion tranchante : le bilinguisme est une farce.
Cette première conclusion centrale et décisive ouvre la voie à une réflexion sur l’identité nationale. En partant de la question sociolinguistique, Bartomeu Meliá aborde celles de l’interculturalité, de l’éducation, des rapports sociaux et de l’histoire dans le pays. C’est ce qui l’amène à la création de nouveaux concepts où percent la porosité entre les disciplines. Il théorise notamment la « deforestación lingüísitica » dans laquelle il rappelle que la langue ne peut pas survivre sans terre. Les expropriations que connaissent les communautés indigènes accélèrent la disparition de leur langue et de leur culture. Cette dernière dimension apparaît dans le concept créé à partir du néologisme « culturatorio » qui lie « culture » et « territoire ». A travers cette notion, l’auteur analyse comment les mots font exister une cosmovision. Il pousse cette thèse jusqu’à concevoir l’être humain comme territoire de culture car il est le réceptacle de la parole. L’éducation, et en particulier le Plan d’Education Bilingue (1992), qui devaient être les garants d’un bilinguisme réel et égalitaire et de l’interculturalité, sont des facteurs de discrimination. La constitution de 1992 établit que l’apprenant doit être scolarisé dans sa langue maternelle (article 77). Il devrait donc exister des écoles où les élèves sont scolarisés en guarani quand il s’agit de leur langue maternelle et où l’espagnol est enseigné comme deuxième langue. Or, l’on peut douter de la capacité de ce plan d’éducation à créer des bilingues coordonnés, si la langue « non-maternelle » est apprise comme seconde langue et non comme langue d’enseignement. Le bilinguisme est non seulement une illusion mais il occulte de surcroit le plurilinguisme du pays qui compte 17 ethnies réparties en cinq familles linguistiques.
Cet ouvrage se démarque, en définitive, par la volonté totalisante tant de son objet que de sa méthode. La tension entre précarité et résistance du guarani au sein de la société paraguayenne n’est pas seulement étudiée dans son cadre sociolinguistique. L’analyse se veut pluridisciplinaire et oriente le dialogue vers l’interculturalité, les enjeux environnementaux, l’anthropologie et la politique. Cette dimension globalisante se retrouve également dans le jeu d’échelles : de problématique nationale à préoccupation continentale le sujet traité gagne en ampleur et en cohésion. Un autre tour de force de l’ouvrage est de le rendre accessible à tout type de lecteurs. Le recours aux métaphores et à la création de concepts a une visée didactique. Mais cette tendance l’entraine parfois dans un écueil qu’il dénonce ; car même si le discours revendique la singularité de la culture guarani, l’auteur lui-même utilise parfois des théories et des concepts tirés de la culture européenne pour en parler.
Bartomeu Meliá parvient à embrasser toutes les répercussions de ce problème linguistique en prenant encore de la distance. L’auteur analyse d’abord le rayonnement du Paraguay au sein du Mercosur. Il met en avant plusieurs mondialisations : la mondialisation linguistique qui n’est pas parvenue à imposer le castillan comme langue unique ; celle de l’évangélisation qui impose l’unicité des symboles et des idées religieuses et enfin celle de l’intégration au marché économique. Dans les trois cas, la mondialisation représente un même danger : celui de l’unicité et de la disparition de l’interculturalité. L’étude propose ensuite une vision globale sur le continent latinoaméricain en se basant sur une constatation : en même temps que l’on découvre de plus en plus de langues en Amérique Latine, celles-ci disparaissent. L’auteur met en évidence la responsabilité de l’Etat non seulement dans la protection et la revalorisation de ces langues mais également dans les réparations des dommages qu’il a provoqués lors de la colonisation.
Pour citer cet article
Référence électronique
Manon Naro, « Bartomeu Meliá, Diálogos de la lengua guaraní », Conceφtos [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 21 décembre 2020. URL https://ameriber.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/revue-conceptos/numeros-en-ligne/microfiction-microficcion/bartomeu-melia-dialogos-de-la-lengua-guarani.html