Cristina SOMOLINOS, Rojas las manos

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    Amélie FLORENCHIE

    Université Bordeaux Montaigne, UR3656 AMERIBER

    Rojas las manos (Comares, 2022) est la monographie que Cristina Somolinos a tirée de sa thèse de doctorat sur la représentation du travail féminin dans le roman espagnol aux XXe et XXIe siècles et brillamment soutenue en 2020 à l’Université d’Alcalá de Henares.

    Un premier élément est à souligner : la qualité rédactionnelle du travail présenté dont la lecture n’est plus celle d’une thèse mais bien celle d’un travail de recherche, lecture facilitée par la réduction des notes de bas de page à 77 occurrences sur 277 pages.

    Cette monographie se distingue ensuite et surtout par l’originalité de son sujet. L’histoire du travail des femmes a fait l’objet d’études approfondies depuis plusieurs décennies –on pense au travail pionnier pour l’Espagne de Mary Nash par exemple, qui a montré que le travail des femmes n’est pas apparu au XIXe siècle à la faveur de l’industrialisation mais a connu des mutations tout au long de l’histoire-. En revanche, aussi curieux que cela puisse paraître, la représentation littéraire de celui-ci n’a jamais été étudiée en tant que telle, et ce malgré le travail pionnier, là encore, sur la représentation des femmes dans le roman d’autorité féminine d’une Iris Zavala, auteure dès les années 1990 d’une Brève histoire féministe de la littérature espagnole. La question de la représentation du travail féminin a pourtant été traitée sur d’autres supports, plus contemporains, comme les séries : les travaux de Galán et Lacalle en Espagne, par exemple, en témoignent. Le livre se propose donc de combler un vide dans l’histoire des femmes et de la littérature.

    Le livre est parfaitement équilibré ; il compte une excellente introduction qui pose les bases de la réflexion et donne la ligne directrice de celle-ci : tisser le « fil violet » de l’histoire du travail féminin dans le roman espagnol contemporain, la littérature étant entendue comme une représentation historicisée et politico-culturelle de la réalité sociale. L’introduction fixe ainsi le cadre théorique : une définition du travail féminin qui part de l’historiographie marxiste et se nourrit de la pensée économique féministe pour conclure que « toutes les femmes qui ne possèdent pas des moyens de subsistance propres sont des travailleuses en puissance et, par conséquent, des ouvrières au chômage » (d’après Uría et alii). L’objectif de la réflexion devient dès lors multiple : montrer la diversité du travail féminin, y compris dans sa version domestique, qu’il s‘agisse du travail de la femme au foyer, l’une des formes de travail féminin les plus discriminées encore aujourd’hui, ou du travail rémunéré mais réalisé à la maison (ravaudage, couture, relectures, dactylographie, etc.) ; montrer les discriminations subies par les femmes qui travaillent du fait de leur appartenance de classe ; montrer les discriminations subies par les femmes qui travaillent du fait d’être femmes ; enfin, dévoiler leurs éventuelles stratégies pour lutter contre une situation d’exploitation de leur corps utilisé comme force de travail. Sans parler d’intersectionnalité puisque le paramètre de la racialisation n’entre pas en compte ici, il apparaît clairement que la réflexion proposée sur la représentation du travail féminin dans le roman espagnol contemporain combine une approche sur les inégalités de genre avec une autre sur les inégalités de classe qui témoigne de sa terrible actualité.

    Les parties suivantes, au nombre de 5, proposent un parcours chronologique de la représentation du travail féminin à travers quatre moments de l’histoire espagnole récente : les années trente, années de la IIde République mais aussi années d’une plus grande industrialisation de l’Espagne ; le franquisme ; la Transition démocratique ; l’époque actuelle (depuis le début du XXIe siècle). Chaque partie se compose d’une contextualisation historique très précise sur la situation du travail des femmes au niveau législatif, dans le débat public ainsi que dans le discours littéraire, ce qui révèle une profonde connaissance de la production littéraire et intellectuelle de chaque époque de la part de Cristina Somolinos. Chaque contextualisation est complétée par l’analyse de deux romans au minimum, centrée sur la problématique spécifique à chacun d’entre eux. Ainsi, Tea rooms et Natacha de Luisa Carnès, dont l’œuvre a été redécouverte récemment, dénoncent l’exploitation des ouvrières dans les années 30, au moment où le pays achève sa transition vers le capitalisme. Funcionario público et Bibiana de Dolores Medio ainsi que La madama de Concha Alós dénoncent chacun à leur façon l’oppression des femmes sous le franquisme, époque à laquelle le travail féminin est jugé incompatible avec le modèle de la « fée du logis », promu par un discours de la domesticité caricaturé par l’idéologie national-catholique. Crónica del desamor de Rosa Montero et La hora violeta de Montserrat Roig racontent les difficultés des femmes revenues massivement sur le marché du travail à l’époque de la Transition à concilier vie professionnelle et vie personnnelle, militantisme et maternité ou, encore, la double discrimination des femmes migrantes au travail, comme dans Camarera de cinco estrellas de Teresa Pamiès (qui raconte l’expérience d’une Espagnole femme de chambre dans un hôtel londonien). Enfin, pour l’époque la plus récente, marquée par une série de crises qui contribuent à la déstructuration du travail, Cristina Somolinos aborde la question de la discrimination du travail d’aide à la personne, exercé par des femmes dans une immense majorité de cas, dans Susana y los viejos de Marta Sanz, mais aussi la précarisation affective et matérielle du travail à l’ère du post-fordisme, dans El padre de Blancnieves de Belén Gopegui et dans La trabajadora d’Elvira Navarro. Comme on le voit, au-delà de ce panorama des problématiques propres au travail féminin, l’analyse permet aussi de faire resurgir des romans oubliés d’auteures oubliées, on pense notamment à Concha Alós et, dans une moindre mesure, à Dolores Medio, deux écrivaines censurées sous le franquisme et doublement discriminées, en tant qu’autrices et en tant que d’ascendance républicaine. Par conséquent, Somolinos apporte également un éclairage critique sur l’histoire littéraire et l’histoire du roman espagnol d’autorité féminine, particulièrement visible dans le cas du franquisme. Le roman du réalisme social, genre associé étroitement à l’époque du franquisme et à une forme d’engagement politique et idéologique anti-franquiste, a gommé de son histoire les auteures et leurs œuvres : les noms associés au réalisme social sont presqu’exclusivement masculins (Rafael Sánchez Ferlosio, Armando López Salinas, Antonio Ferres, Alfonso Grosso, etc.). Ces auteurs ont par ailleurs totalement omis le travail des femmes dans leurs œuvres. La réflexion de Somolinos permet ainsi d’avoir une vision critique de l’historiographie littéraire.

    La monographie parvient finalement à tisser un double fil : le fil violet de la représentation du travail féminin à travers son articulation constante avec l’histoire, la littérature et le discours féministe quand il est prégnant (c’est le cas aujourd’hui avec les liens établis entre les romans traités et le discours écoféministe, durant la Transition avec l’essor du mouvement féministe en Espagne, mais aussi durant les années trente où Somolinos s’appuie notamment sur les travaux d’Alexandra Kollontaï, philosophe marxiste théoricienne du travail des femmes, qu’elle nous fait redécouvrir) ; mais également un fil rouge qui relie ces femmes qui travaillent entre elles en tant que collectif opprimé et résistant. Bien que tous les romans n’adoptent pas une perspective idéologique claire et ne délivrent pas un message politique lisible, ils dénoncent tous l’exploitation du corps des femmes, exploitation multiforme que symbolise parfaitement le titre « Rojas las manos », tiré d’une phrase de La madama. L’auteure parvient ainsi à dégager une poétique ou, à tout le moins, une esthétique propre à cette représentation de l’exploitation des corps féminins : une écriture qu’elle qualifie sans aucun doute de réaliste, qui adopte l’hybridation des genres (roman mâtiné de journalisme, d’essayisme) ou la fragmentation (du texte, de l’énonciation). Ce sont les romans les plus récents qui optent pour cette dernière stratégie, comme un reflet de la fragmentation des corps des femmes qui travaillent et, parallèlement, du corps social (particulièrement visible dans l’esthétique de Marta Sanz, dans le roman Susana y los viejos, désormais introuvable malheureusement, comme dans les suivants).

    Il convient de souligner enfin la qualité de la bibliographie, très complète et très précise à la fois. Chaque référence à un livre ou à un article trouve sa place dans l’argumentation, sans effet de manches. Les sources hispaniques sont nombreuses et ne cèdent pas trop de terrain aux sources anglo-saxonnes, pourtant pionnières dans les études féministes. De cette façon, Somolinos fait également un travail de généalogie de la pensée féministe espagnole.

    Le livre de Cristina Somolinos est un apport incontournable sur la représentation du travail féminin dans le roman espagnol contemporain, mais également dans la connaissance de l’histoire du travail des femmes en Espagne au XX et XXIe siècles, dans la connaissance de l’histoire du roman espagnol d’autorité féminine, dans la connaissance de l’histoire de la pensée féministe espagnole et dans la réflexion sur la littérature comme discours d’utilité sociale, discours politique, discours militant, comme contre-discours en somme. C’est un livre nécessaire, qui comble un angle mort de l’histoire des femmes.

     

    Pour citer cet article

    Référence électronique
    Amélie Florenchie, « Cristina Somolinos, Rojas las manos » Conceφtos [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022. URL : https://ameriber.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/revue-conceptos/numeros-en-ligne/la-controverse/cristina-somolinos-rojas-las-manos.html