BENOIT, Dynamiques de la voix poétique

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    Paris, Classiques Garnier, 2016, 164 p., ISBN : 978-2406060789

     

     

     

    Aurore SASPORTES

    Univ. Bordeaux Montaigne, Ameriber, Grial/Erpil

     

     Le terme « dynamiques » employé dans le titre de cet ouvrage révèle tout l’intérêt du chercheur pour « l’énergie des phénomènes de voix poétique, que ce soit dans la création ou dans la réception, dans l’écriture ou dans la lecture » (9). Cette conception d’une langue poétique loin d’être statique mais « traversée de forces et de flux » (p.11) amène le chercheur à explorer la voix poétique dans toute sa complexité et à l’envisager dans ses fécondes contradictions. L’analyse de ces tensions parcourt tous les chapitres de ce livre. Eric Benoit engage la réflexion en examinant le surgissement de cette voix « qui parle dans une tête » (chapitre 1), analysant les paradoxes de cette voix poétique qui, grâce à sa plasticité, peut à la fois dire le vide et le plein (chapitre 1 et 2). La voix poétique, fondamentalement corporelle et motrice, ne peut exister que dans le « relais des voix » (chapitre 3). Ce relais semble toujours menacé et sous tension : la voix poétique, mouvante et fragile, peut tomber dans le silence à tout instant si elle n’est pas réactualisée par la lecture. Cette tension substantielle de la voix poétique se déploie dans les analyses dédiées à la voix du sujet lyrique (chapitre 4 et 5), voix d’un « sujet […] qui tente simultanément de se dire et de se taire » (15). Le dernier chapitre explore les contradictions de la voix poétique à travers un aspect plus technique et formel, celui de la « transmission et transgression des formes poétiques régulières » qui permet à la voix poétique de déborder d’elle-même et d’y trouver une source de revitalisation.

    Le travail de définition de la voix poétique soulève des enjeux théoriques et ontologiques. Il s’agit de questionnements sur l’origine de la voix poétique mais aussi sur la crise de l’identité du sujet lyrique. Qui est donc le « je » qui s’exprime dans le poème ? D’où provient cette voix poétique ? La modernité littéraire a entériné la dépersonnalisation de la voix poétique qui s’éloigne de la subjectivité individuelle pour chercher à toucher celle de chacun. L’analyse des voix poétiques de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé fait émerger la question de son origine introuvable : le « je » qui s’exprime est au-delà de la subjectivité du poète. La voix poétique, « voix intrapsychique » (51),  s’enracine dans un au-delà du langage. Eric Benoit s’appuie sur le concept de « chôra sémiotique » développé par Julia Kristeva – le fond originel pré-langagier d’où provient la parole poétique, l’inconscient fait de pulsions qui s’expriment à travers le rythme sonore du poème – et rejoint ainsi sa démonstration d’une voix ancrée dans le corps et vectrice d’émotions. La voix poétique trouve son origine dans le corps, elle  « transporte les affects corporels [...] du sujet poétique » (p.22) mais aussi psychologiques, émotionnels. A travers l’étude des voix de Victor Hugo, Rimbaud ou encore Yves Bonnefoy, on observe que la voix poétique surgit dans les interstices de ses propres difficultés à se dire. La langue poétique permet de plonger dans l’expérience inconsciente du sujet lyrique, elle met forcément à distance le moi référentiel qui s’échappe à lui-même (chapitre 4 et 5). La langue poétique, dynamique, fluctuante, se réélabore en permanence à travers ses formes poétiques et crée un écart dans lequel se reconfigure le moi lyrique, tentant de se dire sans jamais y parvenir, et s’ouvrant à l’autre dans un processus de connexion intersubjective. Cette connexion se fait à travers « la force physique du langage […], les effets de voix » (p.57).

    En effet, les « dynamiques » de la voix prennent racine dans la création poétique, dans l’acte d’écriture qui construit ce que Julia Kristeva appelle un « phéno-texte ». Le livre approfondit une approche technique et formelle de ces effets de voix dans la poésie. Eric Benoit se penche notamment sur l’enjambement et les jeux de césure, mais aussi sur des formes poétiques régulières telles que le sonnet, l’alexandrin et le haïku, se centrant sur la poésie de Mallarmé, Baudelaire, Matsuo Bashō, Rimbaud mais aussi celle de poètes plus contemporains comme Philippe Jaccottet, Bertrand Degott, Valérie Rouzeau. Le chercheur fait apparaître toutes les tensions présentes dans ces formes poétiques manipulées par ces poètes qui y cherchent un dépassement de leur voix poétique. La transgression formelle ouvre un espace de renouveau pour la voix poétique – une transgression de la pensée comme pour Baudelaire quand il propose un sonnet inversé. Les contraintes inhérentes à ces formes poétiques, loin d’enfermer les poètes dans un cadre rigide, intègrent en elles une force transgressive, une productivité dynamique qui permettent aux poètes d’explorer toutes les contradictions de leur voix (chapitre 1 et 5). Le chercheur insiste sur la dimension matricielle de la forme poétique : chaque forme poétique – l’alexandrin, le haïku, le sonnet – représente un état du monde que le poète, en y introduisant une rupture, réinvente, réélabore et subvertit.

    Dans Dynamiques de la voix poétique, Eric Benoit ouvre un terrain d’analyse fécond autour de la conception énergétique de la langue poétique. Ce livre renforce les appuis théoriques et méthodologiques de l’analyse poétique des dynamiques qui traversent la voix poétique moderne. L’alliance des voix poétiques de poètes occidentaux et orientaux complexifient l’analyse et structure un travail de dense exploration des phénomènes de la voix poétique. Les recherches d’Eric Benoit se poursuivent dans cette direction et se centrent sur le concept d’énergie en littérature, comme en témoigne la parution récente (en 2019) de Effets de lecture : pour une énergétique de la réception[1]. La dimension corporelle de la voix poétique qu’il a pu développer dans cet ouvrage trouve un retentissement dans la théorie littéraire actuelle, et la matérialité de la voix poétique est devenue un domaine d’études important, soulevant de nombreux enjeux pour l’analyse de la poésie moderne et contemporaine. Nous pouvons notamment le voir dans la publication récente de l’essai Anatomie d’un poète (2020), écrit par Jean Michel Maulpoix – poète et critique littéraire auquel fait notamment référence Eric Benoit dans ses travaux.

     

    Eric Benoit réunit dans Dynamiques de la voix poétique six articles remaniés, publiés entre 2006 et 2015 dans des revues spécialisées et des volumes collectifs en France et au Japon, nés de recherches menées au sein du Centre « Modernités » de l’équipe TELEM (« Textes, Littératures : Écritures et Modèles ») dont il est le directeur et de collaborations avec des universités japonaises, notamment l’Université de Niigata. A travers cet ouvrage qui reprend dix années de recherches, le professeur de littérature française des xixe et xxe siècles à l’Université Bordeaux Montaigne redynamise l’analyse des formes de la voix poétique et de ses manifestations en poésie en s’appuyant sur le concept d’énergie de la langue comme ont pu le définir Wilhem von Humboldt et Martin Heidegger. Ses analyses se fondent principalement sur les œuvres poétiques et considérations esthétiques de poètes français des xixe et xxe siècles dont il est spécialiste mais aussi celle de poètes japonais qui ont inspiré les poètes occidentaux de la modernité. Le professeur inscrit ses travaux à la croisée de plusieurs domaines et approches – la narratologie et l’analyse du récit (Gérard Genette, Dorrit Cohn), les analyses menées par Dominique Rabaté, Jean Michel Maulpoix, Käte Hamburger ou Karlheinz Stierle autour du sujet lyrique, mais aussi une approche plus technique et formelle comme celle d’Henri Meschonnic. Une double problématique émerge alors et vertèbre tout l’ouvrage : une problématique existentielle – « quel est le statut du sujet à l’origine de la voix poétique ? » (8) – et structurelle – « comment analyser les effets sonores et rythmiques induits par la voix poétique ? » (8).

    Notes

    [1]Nous pouvons également ajouter le volume 42 qu’il a dirigé pour la Collection Modernité, Écriture de l’énergie, Presses Universitaires de Bordeaux, 2017.

     

     

    Pour citer cet article

    Référence électronique
    Aurore Sasportes, « Eric Benoit, Dynamiques de la voix poétique », Conceφtos [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2020. URL : https://ameriber.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/revue-conceptos/numeros-en-ligne/l-ordinaire/benoit-dynamiques-de-la-voix-poetique.html