La littérature sapientielle dans la Castille d’Alphonse X

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    Sophie COUSSEMACKER

    Univ. Bordeaux Montaigne, AMERIBER – EREMM

    The sapiential literature in Alfonso X's Castile

     

     

    ABSTRACT:Vernacular sapiential literature was the privileged means of disseminating knowledge in Alphonsine Castile. We will briefly present the main discursive modalities, which often differ from those of the western Mirrors of Princes: extensive use of sentences and proverbs; framework narrative into which are inserted tales and fables with an exemplary and didactic objective; use of similes and dialogues. The aim of these treatises is to make knowledge accessible to all, from children to princes, but also playful and pleasant. To form consciences and to win conviction, one must first of all rely on intuition and easy memorization, more than on demonstration and argumentation. In the appendices, we also offer some examples of the filiations of these texts, from the Eastern world.

     

    Keywords: Alphonse didactic literature. Knowledge. Training of the prince. Discursive modes.

     

     

     

    La littérature sapientielle dans la Castille d’Alphonse X

    RÉSUMÉ : La littérature sapientielle vernaculaire fut le mode de diffusion privilégié du savoir, dans la Castille alphonsine. Nous en présenterons succinctement les modalités discursives principales, qui diffèrent souvent de celles des Miroirs des Princes occidentaux : large usage des sentences et proverbes ; récit-cadre dans lequel viennent s’insérer des contes et fables à l’objectif exemplaire et didactique ; utilisation des similitudes, des dialogues. Le but de ces traités est de rendre le savoir à la fois accessible à tous, de l’enfant au prince, mais aussi ludique et plaisant. Former les consciences et emporter la conviction doit passer avant tout par l’intuition et une mémorisation aisée, plus que par la démonstration et l’argumentation. En annexes, nous offrons aussi quelques exemples de filiations de ces textes, depuis le monde oriental.

     

    Mots clés : Littérature didactique alphonsine. Savoir. Formation du prince. Modes discursifs.

     

     

     

    La literatura sapiencial en la Castilla de Alfonso X

    RESUMEN: La literatura sapiencial vernacular fue el medio privilegiado de difusión del conocimiento en la Castilla alfonsina. Presentaremos brevemente las principales modalidades discursivas, que a menudo difieren de las de los Espejos de los Príncipes de Occidente: uso extensivo de sentencias y proverbios; narración marco en la que se insertan cuentos y fábulas con un objetivo ejemplar y didáctico; uso de símiles y diálogos. El objetivo de estos tratados es hacer que el conocimiento sea accesible para todos, desde los niños hasta los príncipes, pero también lúdico y agradable. Para formar las conciencias y ganar la convicción, hay que apoyarse ante todo en la intuición y en la facilidad de memorización, más que en la demostración y la argumentación. En los apéndices, también ofrecemos algunos ejemplos de las filiaciones de estos textos, procedentes del mundo oriental.

     

    Palabras clave : Literatura didáctica alfonsí. Conocimientos. Formación del príncipe. Modos discursivos.

    La littérature sapientielle dans la Castille d’Alphonse X

     

     

    Sophie COUSSEMACKER
    Univ. Bordeaux Montaigne, AMERIBER – EREMM

     

     

     

     

     

    Introduction à la littérature sapientielle

     

    On appelle littérature sapientielle (gnomique, didactique, ou exemplaire) un vaste ensemble de traités produits au XIIIe siècle surtout, dans l’entourage du roi et pour le roi (Lacarra Ducay 1989 et 1999 ; Haro Cortés 2003 ; Ramadori, 2001 ; Taylor, 1985). Ils s’apparentent aux miroirs des princes – dont le prototype est le Policraticus de Jean de Salisbury (1159) – au moins pour les objectifs : enseigner au prince à se rendre maître de lui-même pour mieux gouverner les autres. Mais sur le plan formel, les traités sapientiaux ibériques s’éloignent beaucoup de la réflexion politique qui s’élabore ailleurs en Occident au cours du XIIIe siècle (Lachaud et Scordia, 2007 ; Fournès et Canonica 2011 ; Nieto Soria, 1999).

     

    Dans l’Espagne du XIIIe siècle, et notamment sous Alphonse X, la production didactique recouvre un très vaste ensemble de traités dont plusieurs (au moins ceux de la 1ère moitié du XIIIe siècle) furent composés sur ordre de Ferdinand III pour l’éducation et le divertissement de ses fils, pour les plus anciens (le 1er, Libro de los doze sabios en 1237), ou bien à l’initiative de deux de ses fils (dans les années 1250). Le destinataire de ce traité est d’abord Alphonse (né en 1221, il aurait 16 ans au moment de la rédaction du L12S), mais le roi en aurait fait donner une copie à chacun de ses fils cadets[1]. Le roi semble avoir ainsi créé, d’emblée, une forme d’enseignement appelée à un grand avenir. Ferdinand III a parfaitement saisi que pour que le roi soit réputé sage, il doit être cultivé, et c’est la raison de l’importance des livres sapientiaux qui sont traduits ou produits en très grand nombre dès son règne.

     

    L’originalité première de ces traités didactiques est qu’ils visent à récupérer et acclimater l’héritage arabe par la traduction de traités d’origine indienne (type Panchatantra), puis passés au monde arabe par le biais de traducteurs persans convertis à l’islam : c’est le cas avec les deux œuvres majeures que sont le Calila et Dimna et le Sendebar, collections de fables moralisées, qui ne sont pas non plus inconnues de l’Occident non ibérique, mais par d’autres voies de transmission[2]. Les deux collections sont traduites presque en même temps en castillan. Mais bien d’autres textes sapientiels d’origine arabe constituent aussi le noyau de traités du type « miroir des princes » (Historia de la doncella Teodor, Bocados de oro, Libro de los doze sabios, Flores de filosofia, plus tard le Barlaam et Josaphat). D’autres traités de « sagesse » (Poridad de Poridades, Secreto de los Secretos) ont les mêmes origines, mais prennent des formes discursives bien différentes, et ne peuvent pas être considérés de la même façon (nous ne les traiterons pas ici).

     

    Cette origine orientale des premiers traités au moins explique les aspects formels de ces textes, qui reprennent complètement la forme de la littérature d’adab[3]. La plupart se présentent donc comme des collections de brèves sentences orientales, destinées à être retenues facilement de façon mnémotechnique. Ces sentences brèves sont agrémentées de fables ou de contes animaliers, surtout, enchâssés dans un récit-cadre au lien plus ou moins lâche avec les fables ; on peut appeler ces récits contes, apologues, exempla, ou fables. Ces récits sont inspirés en général des fables antiques d’Ésope, Phèdre, Babrius ou Romulus, et utilisent plutôt des animaux anthropomorphiques comme support du récit, interagissant et parlant entre eux ou avec des humains, mais ce n’est pas une obligation, car nombre comportent aussi des personnages humains, et parfois même seulement des humains.

    Ces fables sont considérées comme le meilleur moyen de retenir un enseignement, pour les enfants comme pour les adultes. Sur le plan discursif, comme les Arabes, les Castillans privilégient de loin la compréhension intuitive à l’analyse logique, et l’enseignement sous forme de sentences et d’exemples à la réflexion scolastique. De ce fait, les traités sapientiaux ibériques présentent des spécificités très nettes par rapport à la réflexion politique qui s’élabore ailleurs en Occident au cours des XIIe - XIIIe siècles.

     

    Tous les auteurs affirment donc que les formes discursives, héritées du monde arabe, qu’ils adoptent, sont censées être plus faciles à comprendre par le lecteur. C’est une affirmation que l’on retrouve en tout premier lieu chez un auteur un peu particulier, que je présenterai brièvement d’emblée, même si son rapport à la péninsule Ibérique est lointain. Il s’agit de la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, Juif converti de Huesca ayant vécu au XIIe siècle, mais qui semble avoir fait sa carrière et écrit la majeure partie de ses traités hors d’Espagne, en Angleterre, peut-être à l’époque d’Henri Ier ou Henri II Plantagenêt ou avant. Astronome, mathématicien, cosmographe, auteur d’un dialogue de réfutation des dogmes juifs, c’est un homme au patrimoine culturel très mêlé, à la croisée des chemins. Il nous éclaire sur l’usage et les modalités de la littérature sapientielle. Dans son prologue, il écrit : « J’ai composé mon petit livre pour partie avec des proverbes des philosophes et leurs enseignements, pour partie de proverbes et de conseils arabes, et de fables et de vers, et pour partie en me servant de comparaisons avec les oiseaux et les animaux ».

     

    Il explique son projet et l’utilisation des exemples, fables, proverbes et similitudes par un topique de la littérature didactique : la nature humaine mal dégrossie nécessite d’être instruite par des procédés agréables qui rendent l’apprentissage plus facile ; en jouant sur la notion de plaisir, et sur différents niveaux d’abstraction, l’enseignement peut être absorbé peu à peu. Le titre même de Disciplina renvoie dans la littérature sapientiale non au martinet, mais à la volonté d’instruire, de prévenir et de corriger aussi. C’est le même sens qu’il faut donner au castillan Castigos[4]. Le livre est donc pédagogique, destiné avant tout aux clercs parce qu’il est encore en latin, mais chacun est censé pouvoir en tirer une leçon morale.

    Même si la Disciplina Clericalis est bien antérieure à Alphonse X, et n’a sans doute pas été rédigée en péninsule Ibérique, il était cependant indispensable de la mentionner, car la grande majorité de ses sentences se retrouvent dans toute la littérature gnomique castillane du XIIIe siècle (Bocados de oro, Poridad de poridades, Libro de los Buenos Proverbios), preuve non pas que les auteurs ont lu et connu la Disciplina Clericalis, mais que les uns et les autres ont puisé aux mêmes sources arabes. Pierre Alphonse témoigne d’une forme de pensée et d’enseignement, ou de conviction, qui a connu son heure de gloire en Castille au XIIIe siècle.

     

    Il n’est pas question ici d’examiner l’ensemble des traités castillans, mais j’ai choisi quelques exemples caractéristiques afin d’analyser certains points. Je passerai totalement sur les modalités de la transmission à la Castille de textes en très grande majorité d’origine orientale, que j’ai résumés sous la forme de schémas (cf. Annexes).

    Quelles sont donc les modalités de l’énonciation de la sagesse dans les traités sapientiels castillans (Haro Cortès, 1994) ?

     

    1. Des dichos ou collections de sentences

     

    Nombre de textes sapientiels se présentent simplement sous la forme de collections de sentences (dichos), vaguement réorganisées dans un cadre fictionnel quasiment inexistant. Les sentences brèves (une ou deux lignes) offrent une vérité à retenir par cœur sous la forme d’un proverbe exemplaire à vocation mnémotechnique (Bizzarri, 2000). La technique qui consiste à asséner une vérité plutôt qu’à la démontrer par le raisonnement n’est d’ailleurs pas propre au monde arabe, c’est aussi ce que les étudiants occidentaux apprennent dans les écoles, en commençant leur apprentissage par les Distiques de Caton. L’art oratoire antique mêlait souvent « les dits et les faits » : associer les dits et les hauts faits de tel ou tel philosophe a une longue tradition. En Castille, ces dichos prennent la forme de citations attribuées de façon parfois fantaisiste ou controuvée à des auteurs antiques, des philosophes paradigmatiques, des auctoritates, comme Salomon ou Aristote, qui sont les plus souvent cités. Ces sentences d’autorité sont enchaînées sans grande logique interne, sans qu’un classement organisateur ait prévalu, semble-t-il, dans la majorité des cas. Enfin, les collections de sentences n’ignorent pas l’insertion éventuelle de fables, mais elles y sont exceptionnelles.

     

    1.1. Le Libro de los doce sabios

     

    Il est sans doute rédigé autour de 1237, au moins pour les premiers chapitres, sur ordre de Ferdinand III pour l’éducation du jeune prince. L’œuvre fut ensuite réélaborée et achevée sans doute autour de 1255, alors que c’était déjà Alphonse X qui régnait à ce moment (Bizzarri, 1989). Le prologue affirme que le traité renferme « toutes les choses que tout prince doit connaître et faire et comment il doit gouverner ses sujets ». 70 à 76 chapitres (selon les manuscrits) rassemblent ensuite l’enseignement de douze sages anonymes à ce prince.

    De son long processus d’élaboration, le traité conserve un aspect composite. Les 20 premiers chapitres, très proches de la pensée orientale, mettent en place un très vague récit-cadre (une réunion de douze sages) puis enfilent les citations censées servir à la formation spirituelle et morale du prince. Ces sentences sont parfois entrelardées de petits récits,

    Le Libro de los buenos proverbios comporte en fait un seul vrai récit bref, au 1er chapitre, l’histoire d’un poète grec, Ibycos, assassiné et dépouillé de ses biens par des voleurs[5]. Ce récit très connu est ce que l’on appelle un motif-type. D’autres chapitres offrent des extraits des fables d’Ésope (Jupiter et les grenouilles, chap. X), mais aussi de passages repris du Secretum secretorum qui circulait donc déjà sous sa forme latine en Castille à cette époque (chap. XII).

    À partir du chap. XXI, et jusqu’au chap. LXV, une citation des Distiques de Caton introduit une série de sentences nettement plus influencées par la pensée occidentale, celle que l’on enseigne dans les écoles. En outre, on oublie le récit-cadre des douze sages et le récit se fait sur le mode des castigos, des enseignements d’un père à son fils, avec une exposition des méthodes de gouvernement, pour finir par une sorte de traité militaire.

    Enfin, le dernier chapitre revient à un motif déjà exploité dans la Disciplina clericalis (ex. 23), mais aussi dans le Libro de Alexandre contemporain : celui des douze sages qui viennent faire l’éloge funèbre d’Alexandre autour de son tombeau doré, éloge dans lequel il faut lire, en filigrane, celui de Ferdinand III décédé au moment de l’achèvement de l’œuvre. 

     

    1.2. Les flores de filosofía.

     

    Le traité est composé autour du milieu du siècle, sans doute avant 1256. Peut-être s’agit-il d’une traduction d’un texte arabe, mais il n’est pas directement identifiable.

    Le prologue explique que chacun peut trouver son profit dans ce traité « les hommes riches et les plus démunis, les vieux et les jeunes ». Il s’agit avant tout d’une enfilade de sentences, réparties entre 38 chapitres ou « lois » ; les premiers concernent le pouvoir royal, et la suite le comportement de tout homme en société, en effet. Ces dichos sont attribués à 38 sages qui ne sont pas identifiés, sauf le dernier, Sénèque, né à Cordoue, ce qui lui a peut-être valu ce privilège (mais comme souvent, les citations ne sont pas identifiables et attribuables)[6].

    On trouve à la toute fin des flores de filosofía, dans une seule famille de manuscrits, un exemple (fable) unique, celui du médecin et de la potion amère (Coussemacker, 2011).

     

    1.3. Les Bocados de oro ou Bonium.

     

    Le traité est clairement d’origine gréco-arabe, puisqu’il est l’œuvre du médecin et philosophe syrien Abu l-Wafa’ l-Mubashshir ibn Fatik (1019-1097), le Mukhtar al-Hikam ; le texte fait peut-être partie des œuvres traduites en latin par les traducteurs de Tolède, dès la fin du XIIe siècle. La traduction castillane daterait du milieu du XIIIe siècle, ou plutôt des années 1260-80 (Alphonse X), même s’il n’en subsiste que des manuscrits du XVe. Puis le texte castillan fut à son tour retraduit en latin, sous le titre Liber philosophorum moralium antiquorum par un certain Giovanni de Procida, texte qui circula assez largement en Occident.

    Il s’agit d’une simple compilation de sentences réparties en 24 chapitres, recueillant les dichos de célèbres philosophes de l’antiquité classique (plutôt tardive) qui avaient déjà été largement compilés par Diogène Laërte, doxographe du IIIe siècle de notre ère (sauf les chap. 23 et 24 : miscellanées / sentences anonymes). Comme Diogène, le médecin syrien cite les classiques, Aristote, Platon, leurs successeurs comme Théophraste, d’autres vraiment peu connus, mais s’intéresse moins au néoplatonisme et au néo-pythagorisme, ce qui est logique vu la date de la compilation de base (1ère moitié IIIe siècle). En fait, ces citations sont largement apocryphes, et le collectionneur ne dit pas d’où elles sortent exactement.

    Les sentences ont été sciemment réparties en groupes (Gomez Redondo, 1998) :

    - chap. 1-8 : définition, finalité, et moyens d’acquérir le savoir.

    - chap. 9-14 : rejet de toute perception bassement matérialiste et utilitaire du savoir, au profit de l’accomplissement de ses obligations morales et sociétales.

    - chap. 15-22 : le savoir comme moyen d’acquérir une sagesse intérieure et d’accéder à Dieu.

     

    Chaque chapitre est introduit par un bref récit de la vie du sage, sur le modèle des Faits et dits de Valère Maxime. En revanche, lorsque le récit connut une version amplifiée au XVe siècle, l’auteur (resté anonyme) éprouva le besoin de relier cette collection au style du Calila, en y ajoutant sept chapitres introductifs, relatant le voyage fictionnel du roi de Perse Bonium, à la recherche de la sagesse en Inde. D’autre part, dans quatre des cinq manuscrits conservés du Bonium, La doncella Teodor se présente comme une sorte de dernier chapitre ou d’appendice aux Bocados de Oro. Or il s’agit là d’un autre récit de type sapiential, même s’il est un peu différent techniquement. Mais on voit bien que les lecteurs avaient envie de retrouver de la narrativité autour des sentences sèches et trop abstraites, sans doute.

     

    1.4. Autres traités gnomiques d’époque alphonsine.

     

    Le Libro de los buenos proverbios est composé avant 1280 ; ce recueil de sentences serait la traduction castillane du Kitab adab al-falasifa (Livre des dits des philosophes), œuvre d’un écrivain syrien installé à Bagdad au IXe siècle, Hunain ibn Ishaq ; on y compile sans grande cohérence d’une collection de sentences classiques. Le Libro de los Cien capitulos n’en comprend que 50, en fait (inachevé ?) : écrit vers 1280, lui aussi, il emprunte une partie de sa matière aux Flores de filosofía.

     

     

    2. Le récit-cadre fictionnel.

     

    Nombre de traités sapientiel préfèrent, d’emblée, la fiction narrative sous la forme d’un récit-cadre long, dans lequel viennent s’enchâsser, ensuite, des récits brefs ou d’autres formes discursives (sentences, similitudes), parfois sur plusieurs niveaux. La technique est bien connue des lecteurs de contes indiens comme les récits des Mille et une nuits.

     

    2.1. Le Calila et Dimna : des récits-cadres successifs.

     

    Après une série de plusieurs prologues relatant le pseudo-itinéraire du récit, rapporté d’Orient par un sage médecin (Dabshelim), la suite prend l’aspect d’une série de dialogues entre un roi et son philosophe, qui le châtie (l’enseigne) à grands coups de fables exemplaires.

    Les chapitres III à V constituent un récit-cadre secondaire relaté par le philosophe au roi ; ce sont les chapitres les plus proches du Panchatantra par le récit et la composition. Ils mettent en scène deux chacals, Calila et Dimna, et un bœuf, Sençeba. Dimna, ambitieux et déçu de la place médiocre qu’il occupe à la cour du lion, met en œuvre une machination destinée à le débarrasser d’un nouveau venu à la cour, le bœuf, qui est devenu à son goût, trop vite, le favori du roi. Le chacal et le bœuf, pour convaincre le roi lion de leur bonne foi, alignent les contes, exemples, fables, sentences, et comparaisons. De son côté, l’autre chacal, Calila, tente de convaincre son frère du danger de son ambition, qui ne lui apportera que des ennuis. Sur de fausses accusations, Dimna parvient à obtenir la mise à mort du bœuf, mais le roi s’en repend vite et organise alors le procès du chacal, où interviennent aussi d’autres narrateurs secondaires. Son frère meurt de désespoir, et Dimna meurt dans sa prison.

    À partir du chap. VI, on oublie les deux chacals et la cour du roi lion, pour une nouvelle série de récits-cadres plus brefs, avec des schémas narratifs plus simples, qui insèrent eux-mêmes des petits contes. Les origines orientales de ces récits sont moins prégnantes, même si la plupart de ces chapitres étaient déjà présents au moins dans la version d’al-Muqaffa.

     

    2.2. Le Sendebar ou Libro de los engaños y asayamientos de las mugeres.

     

    Le récit-cadre présente quelques variantes selon les versions occidentales et orientales (pour la filiation occidentale, voir annexes et Yasmina Foehr-Janssens, 1994).

    Le Sendebar arabo-castillan présente un récit-cadre étoffé, inscrit dans une représentation de la cour (Deyermond, 1985) : c’est l’histoire d’un roi de Judée appelé Alcos, incapable d’avoir un héritier de ses 90 épouses, mais qui finit par en avoir un après moult prières ; il fait tirer son thème astrologique par ses astrologues qui lui apprennent que l’enfant subira un gros problème à l’âge de 20 ans. L’enfant grandit sans être vraiment éduqué jusqu’à ses 15 ans ; son père réunit alors sept sages de la cour, des privados du roi (familiers et conseillers) pour leur demander comment faire pour éduquer le prince le plus vite possible.

    L’un d’eux, le Sintipas ou Sindibad indien/arabe (Cendubete ou Sendebar dans la version castillane), s’enferme avec le jeune homme dans un palais aux murs ornés de tous les textes jamais écrits. Il commence sa formation mais un nouvel horoscope annonce que le jeune homme va subir, à cause de la parole, un grave problème dans les sept jours. Pour tenter de conjurer le sort, le maître impose un silence total à son élève (thème initiatique classique), mais le péril annoncé se produit quand même : l’une de ses nombreuses belles-mères fait des propositions indécentes au prince en lui proposant de coucher avec lui et de se débarrasser ensuite du roi. Devant son refus, elle l’accuse de viol auprès de son époux (thème de Joseph et la femme de Putiphar). Pour tenter de se défendre, le prince doit parler ce qui déclenche la ira regia, comme prévu dans son horoscope, et le roi le condamne à mort.

    Mais tout n’est pas perdu : les sept sages vont alors tout faire pour empêcher son exécution, et le roi leur donne sept jours pour le convaincre, tandis que la belle-mère du prince veut à tout prix obtenir la tête du jeune homme avant ce délai. Tour à tour, jour après jour, la reine et les précepteurs racontent donc au roi des récits brefs destinés à lui prouver, pour la 1ère, que l’on ne peut faire confiance à personne, qu’il ne faut pas céder à la sensiblerie, qu’un fils doit se méfier de son père, que les conseillers sont dangereux, qu’il ne faut pas attendre trop longtemps pour prendre une décision etc., et pour les autres, souvent très misogynes, qu’il faut surtout se méfier des tromperies des femmes, d’où le titre donné parfois au récit, Livre des tromperies des femmes (Goldberg, 1983). Pendant ces sept jours, le roi se laisse donc convaincre tour à tour par les deux camps, menaçant sans cesse son fils d’exécution, puis revenant dessus, en fonction du dernier qui a parlé. Au bout des sept jours, le prince qui peut reprendre la parole raconte à son tour cinq contes pour démontrer qu’il a enfin atteint la maturité grâce à l’enseignement de son maître. In fine la vérité éclate, le prince est sauvé, la méchante reine condamnée.

     

    2.3. La Doncella Teodor.

     

    Teodor est un peu distincte, en ce sens qu’il ne s’agit en rien d’une collection de contes enchâssés, mais d’une histoire complète (très courte), constituant elle-même un conte, destiné à abriter tout le savoir encyclopédique du temps sur tous les sujets, énoncé sous la forme d’une dispute entre une savante jeune fille et les sages de la cour (Parker, 1996 ; Revenga Torres, 1998). Les différentes versions présentent quelques variantes diégétiques.

     

    Dans la version castillane du XIIIe siècle (conservée seulement dans des manuscrits du XVe siècle), une jeune esclave (Teodor) est achetée par un marchand de Babylone dans son enfance. Éduquée par les meilleurs pédagogues, dans tous les arts d’agrément mais surtout dans toutes les sciences, elle devient une parfaite savante ; mais son maître ayant été ruiné par un coup du sort, Teodor lui propose de lui acheter une tenue et des joyaux (n’ayant plus d’argent, il s’adresse à l’un de ses amis Mahomad, qui lui procure le tout). Il s’agit de la mettre en valeur afin de l’exhiber, tel un animal de foire, devant le roi, en lui offrant de l’acheter un prix exorbitant. Le roi tiquera sans doute, mais elle prouvera alors sa valeur dans toutes les sciences connues ; de fait, elle éblouit la cour, répond à trois savants (un médecin, un alfaquí et un maître de grammaire, le juif Abraham) avec autant de sagesse que d’astuce, et obtient finalement que son maître la récupère, nantie en sus d’une somme rondelette, gagnée grâce à un pari audacieux avec le dernier sage… C’est la partie la plus connue du récit : la jeune fille parie avec le sage que celui des deux qui perdra devra se dépouiller entièrement de ses vêtements jusqu’à rester tout nu. Sûr de son savoir, le dernier sage parie orgueilleusement et sans sourciller, mais il est évidemment vaincu, et honteux de devoir se présenter devant le roi en tenue d’Adam, il offre à la rusée jeune fille une petite fortune pour « racheter » au moins ses braies… fortune qui permettra au maître et à son esclave, désormais affranchie, de mener des jours heureux après leur mariage. Le texte n’inclut pas de fables ou apologues annexes, mais uniquement le très long débat qui oppose l’héroïne aux savants de la cour.

     

    - Similitudes et divergences de la version castillane et des versions arabes.

    * Dans l’ensemble, le récit est similaire. Tawaddud/Tūdūr est la propriété d’un riche marchand de Bagdad. On met en relief l’excellence de son éducation dans tous les domaines, la loi islamique, l’exégèse coranique, la jurisprudence, le langage, la grammaire, la philosophie et la rhétorique, le calcul, la médecine, et l’astronomie (plus la calligraphie, la voie des soufis, les jeux de table et d’échecs…). Puis vient la déchéance, son idée de se vendre à la cour du calife (pour 10.000 dinars) ; interrogée sur tous les sujets, elle répond si bien aux questions que le calife convoque toute une nouvelle série de sages venus de Basra (Bassorah), notamment Ibrahim bin Siyyar.

     

    * Dans la version Tawaddud (celle des Nuits), c’est le seul fils du marchand, Abu al-Husn, qui a hérité de la jeune fille. Après avoir épuisé les quatre premiers examinateurs, elle pose à son tour des questions aux sages, qui ne parviennent pas à lui répondre. Les 6ème et 7ème examinateurs (le dernier est Ibrahim) lui posent des devinettes, notamment sur des questions poétiques. Chacun des sages vaincus doit quitter son turban et ses vêtements. Le calife convoque alors des joueurs d’échecs et d’autres jeux, et là encore la jeune fille les bat, même en leur ayant laissé l’avantage. Elle parie avec le dernier son pantalon, et lorsqu’elle le bat à un jeu de table (de type backgammon), elle accepte de le lui laisser, mais gagne en contrepartie des vêtements de velours et de brocard, et mille pièces d’or. Ce passage aurait donc été fusionné dans la version castillane avec la mésaventure du Juif Abraham. Enfin, le calife lui demande de montrer ses capacités au luth et au chant, charmant l’assemblée.

    D’autre part, on trouve déjà dans cette version arabe des éléments de dramatisation qui se retrouvent dans la version castillane, par exemple quand le médecin interroge Tawaddud sur la copulation, elle baisse la tête embarrassée, avant de se décider à parler. En revanche, un autre passage de même nature n’est pas repris par la version castillane : quand l’astronome lui demande s’il pleuvra durant le mois à venir, elle se tait longuement puis demande une épée pour trancher la tête de son examinateur, un horrible infidèle, puisque seul Allah Tout-Puissant connaît la réponse. Ibrahim essaye quant à lui de la piéger en lui faisant dire qui de deux hommes serait le meilleur successeur de Muhammad, et elle s’en sort par une réponse diplomatique : les deux, bien sûr. Le calife paye le prix demandé au fils du marchand, et offre à Tawaddud d’accomplir tous ses vœux, mais elle désire seulement retourner auprès de son maître. Le calife en fait son échanson grassement payé, et la jeune fille et le marchand vécurent désormais fort heureux.

     

    * Dans la version Tūdūr i.e. celle éditée par Gayangos, le personnage du fils n’apparaît pas, tout comme dans la version castillane. Tūdūr a des savoirs encore plus variés, même les arts du métal et de la soie. Le faqīh (juge) de Bassorah s’est aussi joint aux sages et c’est le faqīh qui attaque l’interrogatoire par une longue série de questions sur le Coran ; le 3ème examinateur, spécialiste du langage, essaye de la piéger en posant des questions hétérodoxes, mais elle s’en sort haut-la-main. Le 4ème est le médecin, qui tente là encore de l’embarrasser par des questions sur la sexualité, mais elle finit par répondre avec l’aide d’Allah. Le 5ème, l’astronome essaye aussi de la piéger avec la question sur la pluie puis l’interroge sur l’algèbre, et c’est là seulement qu’intervient le pari sur les vêtements. Le 6ème est le philosophe, et la jeune fille répond en justifiant ses arguments par des citations coraniques. Le philosophe en perd son turban. Le 7ème, l’arrogant Ibrahim, l’abreuve de devinettes, sur des sujets variés dont notamment la poésie, et perd quant à lui finalement tous ses vêtements. Ici, pas de jeux ni de séance musicale. Là aussi, la jeune fille choisit de rester avec son maître, à qui le calife paye plus que la somme en jeu au départ.

     

    * Enfin, dans la version arabo-castillane de Grenade, si la plupart des éléments sont à peu près identiques, on trouve l’histoire du fils du marchand – c’est lui qui est ruiné – mais à la fin l’émir refuse de rendre la jeune fille à son maître et la place dans son propre harem, puis ému par sa tristesse il finit par la lui renvoyer avec dix boîtes en ivoire remplies chacune de 10.000 dinars, une mule et une servante.

     

    Il reste bien peu de choses en fait des nombreux savoirs orientaux dans la version castillane, qui a éliminé une bonne partie de ce qui concernait le droit et la foi musulmans. Les savoirs de Tawadud (dans les Nuits) sont infiniment plus détaillés que ceux de Teodor dans la version manuscrite castillane comme dans la version imprimée de 1540. Ce qui a été éliminé concerne avant tout la loi coranique et ses commentaires et traditions prophétiques, résumé dans la version manuscrite par « yo aprendí la ley e el libro » ce qui reste assez ambivalent aux yeux d’un lecteur chrétien ibérique… mais disparaît complètement dans la version de 1540, remplacé par les sept arts libéraux. Chaque culture, chaque époque aussi au sein du christianisme, ne développe donc pas les mêmes centres d’intérêt : ce ne sont pas les mêmes savoirs qui sont considérés comme indispensables à la formation de l’honnête homme (ou femme). Ce sont ces savoirs à la fois religieux, naturalistes, médicaux, et logiques que Teodor va devoir démontrer devant ses interrogateurs. En revanche, les connaissances pratiques (jeux, musique, bonnes manières, chant et danse, tissages et autres ouvrages manuels) ne seront pas passés sur le grill de la démonstration : il ne s’agit plus que d’une allusion aux sources arabes.

    Il n’en reste pas moins que les Castillans ont conservé l’idée générale de transmettre le savoir sous la forme de questions-réponses lapidaires, en sentences brèves de type mnémotechnique.

     

    2.4. Le Barlaam et Josaphat.

     

    Il s’agit d’un texte assez insolite, car c’est une adaptation chrétienne d’une histoire remontant au VIe siècle (voire au IVe siècle) avant J.-C. : le récit de la vie et de la conversion du prince Siddharta Gautama en Bouddha (illuminé). Le récit-cadre transforme cependant largement le motif pour le rapprocher du Sendebar (là encore, tant dans la version ibérique que latine). Un roi indien, nommé Abenner (Avenier) est inquiet de ne pas avoir d’héritier ; quand il a enfin un fils, Josaphat, un horoscope lui annonce qu’il va se faire chrétien. Or cette religion a été interdite dans tout son royaume et il persécute l’église chrétienne, censée avoir été fondée par l’apôtre Thomas en Inde. Le père l’enferme dans un palais magnifique isolé de tout et surtout des laideurs du monde ; sauf que le jeune homme réussit à sortir et rencontre tour à tour un malade, un lépreux et un vieil homme, qui le conduisent à réfléchir sur la fugacité de la vie et des biens matériels. Un ermite, Barlaam, déguisé en marchand, vient compléter sa formation, au moyen de contes et de paraboles. Finalement Josaphat se fait baptiser, mais son père mécontent multiplie les pressions ; il lui envoie un astrologue, Theudas, faux ermite, pour le tenter et l’obliger à soutenir une dispute théologique (elle aussi truffée de contes). Le jeune homme en sort vainqueur, convertit tout le monde, y compris son père qui laisse son trône à Josaphat et se retire au désert pour devenir ermite. Finalement, Josaphat lui-même abdique et se retire du monde avec son vieux maître Barlaam, comme pénitent. Josaphat, c’est Siddharta et Bouddha donc[7].

     

    3. Les récits brefs, les sentences, le système de l’enchâssement, le dialogue

     

    C’est la caractéristique majeure de ces traités sapientiaux : l’enchâssement de contes alternant avec de brèves sentences. Mais d’autres formes peuvent aussi apparaître.

     

    3.1. L’articulation du récit-cadre et des contes et des contes entre eux

     

    Au sein du récit-cadre présentant toujours le dialogue éducatif entre un enseignant et un enseigné, on insère des récits brefs (fables, apologues, exemples) destinés à convaincre l’enseigné d’une vérité. Une fois encore, c’est Pierre Alphonse, avec la Disciplina Clericalis, qui semble avoir diffusé la technique en Occident. Lorsque ces récits brefs à vocation morale et didactique sont enchâssés dans un récit-cadre, ils sont annoncés par une phrase d’introduction qui justifie leur énonciation dans le cadre du récit, et ils se terminent par une morale, implicite ou explicite, qui est tirée par le narrateur ou par le lecteur lui-même.

     

    Ces traités pratiquent des techniques d’enchâssement complexes, que M.-J. Lacarra a proposé d’appeler cajas chinas (en français, poupées russes). En effet les contes peuvent eux-mêmes insérer un exemple secondaire qui est cette fois énoncé par l’un des personnages de la fable, pour convaincre son propre interlocuteur ; ou bien plusieurs récits sont alignés à la suite, ce que M.-J. Lacarra appelle el ensartado (l’enfilage) ; puis, après ces digressions didactiques, on revient aux interlocuteurs initiaux (l’enseignant et l’enseigné). Ce mécanisme complexe est souvent un simple prétexte discursif destiné à relier entre eux des récits brefs dans une collection vaguement ordonnée, mais il s’agit en fait, dans le monde oriental, arabe et castillan, d’une véritable technique discursive destinée à emporter la conviction du lecteur du « méta-récit ». Voici quelques exemples de ces emboîtements complexes.

    a. Le Calila et Dimna est le plus bel exemple de la complexité qu’atteint la technique de l’emboîtement, enchâssement ou enfilage des récits. À l’intérieur des sous-récits cadres, relatés par le philosophe au roi, chaque histoire insère un certain nombre de contes brefs, lesquels à leur tour peuvent en contenir d’autres. Il y a donc plusieurs niveaux d’emboîtement.

    1er niveau : le dialogue entre le roi et le philosophe, le roi résumant l’enseignement reçu et compris, et réclamant un nouvel « exemple » sur tel ou tel thème ; le philosophe introduit la matière, puis ajoute « et cela peut être rapproché de telle histoire (semeja al exemplo de…), donnant une forme de titre ; le roi demande alors ¿ E commo fue eso ? et le philosophe enchaîne « Dizen que… ».

    2ème niveau : le récit relaté par le philosophe.

    3ème niveau : un ou plusieurs contes enchâssés, parfois plusieurs de suite, ou plus souvent séparés par un retour au récit-cadre de 2ème niveau

     

    L’enchâssement peut se faire par la technique des poupées russes

    Dimna relate par exemple un conflit entre le corbeau et la couleuvre, laquelle dévore tous les œufs dans leur nid (ex. 17) ; le corbeau inquiet de savoir s’il peut faire confiance à la couleuvre qui lui a proposé une alliance, va consulter son ami le loup cervier, qui pour l’éclairer lui raconte l’histoire du héron, des truites et de crabe, où là aussi un crabe s’était proposé comme arbitre entre le héron et les truites, mais en fait les mange tous (ex. 18) ; puis on en revient à l’histoire du corbeau qui, suivant les conseils de son ami, a refusé avec méfiance cette fausse alliance et parvient à triompher de son ennemi la couleuvre ; enfin on remonte au niveau de Dimna, qui déconseille à son frère de croire que l’on peut se réconcilier avec ses ennemis ; et encore au-dessus, à celui du philosophe et du roi qui tirent en fin de compte la conclusion de cet enchaînement de fables. Dans un autre chapitre (III, contes 1-4) c’est la technique de l’enfilage qui est utilisée. On part d’un personnage, héros malheureux de la première fable (« Le religieux dérobé »), puis on le suit comme spectateur muet des trois exemples englobés qu’il se contente de narrer[8], avant que l’on ne revienne au religieux volé, qui tire les leçons de ses propres erreurs à la lumière de ces anecdotes. Les exemples ont donc bien un objectif didactique et sapiential (Biaggini, 2005, De Courcelles 1997).

    b. Sendebar

     

    Ici, le récit englobant semble n’être qu’un prétexte à lier entre eux les contes insérés ; la technique est celle du « duel » de contes (précepteurs / marâtres). Au total, on conserve en fait non pas 19 (7+7+5) mais 23 contes (et même 24 en théorie, mais 1 conte manque) ; en effet certains jours plusieurs conseillers racontent une fable, car la collection semble avoir accueilli plusieurs contes qui se sont ajoutés au corpus initial (Keller, 1975 et 1992). Comme dans les Mille et une nuits, les contes servent avant tout à suspendre une action (l’exécution du prince), bien plus qu’à emporter la conviction. Ils n’ont souvent qu’un rapport lointain avec ce qu’ils sont censés prouver au roi, surtout ceux qui sont mis dans la bouche de la mauvaise reine, leur thématique étant moins construite que l’antiféminisme primaire des exempla des sept sages, avec sept histoires d’épouses infidèles qui ne pensent qu’à tromper leur mari avec l’aide d’une vieille entremetteuse. Certains de ces récits insérés sont de caractère merveilleux, d’autres sont proches des fabliaux par leur caractère très ludique (Escobar, 1991 ; Weisl-Shaw, 2010), d’autres directement inspirés des exempla mendiants. On n’en comprend pas toujours la logique discursive. Un exemple, tiré des cinq contes dits par le jeune prince pour tenter de prouver à son père que l’enseignement des sages lui a bien profité, mais qu’il y a encore plus sage que lui. Il relate l’histoire d’un jeune enfant dont les larmes lui servent à obtenir plus de nourriture. Comment le conte est-il censé emporter la conviction du roi ? Le récit se rattache au motif de l’enfant sage, ou l’enfant « vieux » (puer senex ou puer senilis) déjà connu des auteurs antiques latins : selon une forme d’oxymore, la sagesse de l’enfant excède son âge, et ses paroles révèlent une vérité, de même que les fous ou les possédés peuvent parfois être le vecteur d’une vérité cachée. Mais quelle leçon le roi, et au-delà, le lecteur, est-il censé en tirer ? Le texte, au final, comporte peu de réflexions politiques ou didactiques réelles à l’usage d’un prince (si ce n’est que le roi doit être sage, bien éduqué, et faire confiance à ses bons et fidèles conseillers tout en se méfiant des femmes). Mais les récits brefs gardent une fonction proche de celle de l’exemplum du sermon, ils revendiquent, dans la structure narrative même, une fonction didactique, pédagogique, démonstrative.

     

    c. Les contes insérés dans le Barlaam et Josaphat

     

    Les contes insérés surgissent au sein de l’apprentissage dispensé par Barlaam, ils ne sont pas seulement destinés à arrêter le cours d’une action (comme dans les récits type Mille et Une Nuits ou Sendebar) mais prennent la forme de « vrais » exempla fondés souvent sur les textes évangéliques et patristiques, et destinés à enseigner le dogme chrétien, dans une sorte de prédication qui choisit la forme allégorique ; la morale est aussi plus développée, pas seulement déduite rapidement des contes, mais Barlaam explique longuement le lien entre l’anecdote et sa morale, à travers une vraie exégèse allégorique savante. Un seul conte échappe à ce processus, mais c’est un de ceux relatés par l’astrologue Theudas, i.e. le « mauvais » prédicateur. On voit donc combien on s’éloigne déjà ici en fait de la « tradition orientale », pour passer à un exemplaire déjà très occidentalisé.

     

    3.2. Autres modes énonciatifs et discursifs

     

    Les traités peuvent adopter les diverses modalités d’énonciation de la sagesse : ainsi dans le Calila et Dimna, le récit est fréquemment interrompu non seulement par les fables mais aussi par les réflexions des personnages (du cadre ou de la fable insérée) qui énoncent des vérités sous la forme de sentences et de proverbes dont le rapport à la fable ou aux fables avoisinantes est pour le moins abscons, parfois (Haro Cortés, 2003). On trouve surtout deux modes discursifs principaux.

     

    3.2.1. La semejanza

     

    On y utilise beaucoup la semejanza (similitudo), l’association d’idées est une comparaison à vocation didactique, qui truffe aussi les bestiaires ; elle prend la forme d’un proverbe comparatif : « tel est ceci, tel est cela ». Pour justifier cette méthode comparative ou analogique, les auteurs citent volontiers une phrase attribuée à Isidore de Séville : « Entre l’exemplum et la similitudo il y a cette différence : l’exemple est une histoire, la similitudo est approuvée par le fait », i.e. elle tire sa vérité du fait qu’elle expose et que chacun peut vérifier d’expérience. La similitude est proche des analogies morales et spirituelles que l’on trouve dans les Bestiaires, i.e. le récit bref d’un événement singulier, avec la description du caractère ou des habitudes d’un animal, p.ex. celui du gypaète qui s’élève très haut dans le ciel avec un os dans le bec pour le laisser tomber et le briser et sucer la moelle : derrière l’animal se « cache » un certain type d’homme, et cela débouche en général sur la condamnation d’une classe sociale ou d’un type de comportement individuel. Le procédé analogique était aussi très utilisé par les prédicateurs mendiants du XIIIe siècle.

     

    3.2.2. La forme dialoguée

     

    Au moins dans les traités les plus élaborés sur le plan littéraire, les récits-cadres se présentent le plus souvent sous la forme d’un dialogue, d’un échange, ce qui n’a rien de surprenant car c’est la tradition à la fois dans la formation universitaire (débat entre le maître et ses disciples autour de la glose d’autorité) et dans les traités politiques occidentaux qui opposent souvent deux idées antagonistes personnalisées ou allégorisées par deux représentants de ces idées (le clerc et le chevalier, par exemple). Le poids du dialogue et de l’oralité est bien mis en relief dans un traité comme les Bocados de oro, où l’on attribue à Socrate ou à Platon l’idée que la mise par écrit sert seulement à faciliter l’oubli, à supprimer la relation directe entre sage et disciple : enseigner devrait rester un acte de pur dialogue oral. Mettre ces perles (ces bouchées dorées) dans un livre, c’est les affadir. Et pourtant, tout en dénigrant son objet, le livre le construit en même temps, non sans ironie.

     

    Le dialogue prend donc une forme maïeutique, qui oppose le détenteur d’une science et d’une expérience, fondée sur l’âge, et un jeune disciple. La paire est un père et son fils (Disciplina Clericalis), un philosophe ou un sage conseiller politique et un roi ou un prince (Calila et Dimna), le maître et l’élève (Barlaam et Josapaht)[9].

    L’enseigné dans ce dialogue, c’est aussi le lecteur : le maître offre contes et sentences à l’élève pour faciliter son apprentissage, et ce processus se reproduit aussi entre l’auteur et le lecteur, qui a son tour est pris par la main, guidé, amusé, par ces récits brefs.

     

    Le dialogue reste cependant très limité, et à sens unique, car les enseignements des maîtres ne sont jamais argumentés, c’est-à-dire justifiés, par exemple par des citations d’auctoritates antiques savantes ; les contes sont souvent les seuls arguments déployés pour emporter la conviction. Le meilleur exemple en est la Doncella Teodor (Coussemacker, 2019). Le texte castillan a beau employer les termes scolastiques de disputa (mandó el Rey [a los sabios] que disputassen con la donzella… hablaron luego con la donzella en razón de disputa) il ne s’agit pas d’un débat scholastique, où les arguments doivent être étayés par des citations d’autorité, car il n’y a pas une question problématique (quæstio) résultant de la discordance entre deux livres faisant autorité, ni de débat entre un respondante et un oponente, ni de maître qui détermine à la fin le savoir magistral. Même le roi lui-même ne peut en tenir lieu, car ce n’est pas lui qui dit, in fine, qui a remporté le pseudo-débat, mais le sage opposé à la jeune fille qui s’avoue vaincu. D’une dispute scholastique il ne reste finalement que l’aspect public. Il s’agit en fait plutôt d’un interrogatoire de compétence que d’un débat à proprement parler. Face à ses interrogateurs, l’excellente élève assène aux prétendus maîtres une série de sentences assez brèves, développant les savoirs basiques d’une encyclopédie naturaliste sur l’homme, la femme, les âges de la vie, l’astrologie, les humeurs et la façon de rester en bonne santé selon son tempérament, mais aussi la théologie et la poésie, etc. Et chacun, sans jamais questionner les origines de son savoir ou la justesse de ses réponses, ni même exiger qu’elle mentionne les auctoritates qui sous-tendent ses affirmations, se montre simplement ébahi de la profondeur de ses connaissances, sans lui demander de les justifier.

     

     

    Conclusions

     

    La production sapientielle ne prend pas fin avec Alphonse X. Sanche IV s’éloigne en partie de l’héritage oriental pour construire son miroir du prince à l’intention de son fils, Ferdinand IV, dans une optique plus chrétienne (Castigos de Sanche IV, vers 1292). En revanche, le modèle didactique alphonsin réapparaît dans toute une production propre aux années 1330-1340, non seulement les traités de don Juan Manuel, mais aussi un traité dont l’auteur est mal identifié (« maestre Pedro »), le Libro del consejo y de los consejeros, qui date sans doute des mêmes années ; il est certes moins ancré dans le passé oriental, car il s’inspire d’un traité italien du XIIIe siècle (Albertano da Brescia), mais il témoigne que les auteurs contemporains d’Alphonse XI continuent à réfléchir en termes de conseils politiques au prince, et selon des modalités discursives finalement très proches de celles du XIIIe siècle (formules-sentences + contes enchâssés dans un récit-cadre). L’esprit des traités change un peu, mais leur caractère formel perdure. C’est le cas dans les traités de la 1ère moitié du XIVe siècle, notamment dans une grande partie des œuvres de don Juan Manuel, surtout dans le Conde Lucanor (v. 1335), collection d’une cinquantaine de fables exemplaires, qui reprend et réécrit nombre de fables d’origine orientale, mais s’agrémente aussi de viessos, sentences morales conclusives. À partir de ces sentences, les Castillans au XVe siècle et au-delà ont construit des refraneros. Juan Manuel fait aussi un très large usage des similitudes. Dans son Libro de los Estados, il indique en effet : « Parce que les hommes ne peuvent pas aussi bien comprendre les choses que lorsqu’on leur propose certaines semejanzas… ». Le même type énonciatif « classique » se retrouve aussi dans la partie centrale du Libro del Caballero Zifar (castigos del rey de Menton). En revanche, dans d’autres traités (Libro infinido etc.), Juan Manuel s’éloigne totalement du genre « oriental ». Il en va de même chez « maestre Pedro », qui n’utilise quasiment plus d’exemples type conte ou fable ; et chez Ayala et ses successeurs, ce type de formule brève + conte disparaît quasiment de la production. Il n’en reste pas moins qu’en fournissant au roi un modèle de comportement, applicable à l’ensemble du corps social par irrigation de la tête au reste du corps, selon la métaphore organiciste chère à Alphonse X (Haro Cortès, 1996 ; Nieto Soria 1988), les traités sapientiels castillans de l’époque alphonsine ont joué un rôle essentiel dans la construction de toute la littérature postérieure.

     

     

     

     

    Annexes.

    Transmission des ouvrages du monde oriental vers l’Occident

    CHS01 02a

     

    CHS01 02b

     

    CHS01 02c

    CHS01 02d

    Sources et bibliographie

     

    La mention de toutes les éditions des sources citées dans l’article excédant le volume et le propos de ce bref article, on se référera avec profit à l’apparat critique de Haro Cortes, 2003.

     

    Biaggini Olivier (2005), « Quelques enjeux de l’exemplarité dans le Calila e Dimna et le Sendebar », Cahiers de narratologie : récit et éthique, 12.

     

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    --------------------------- (2019), « Stratégies argumentatives et discursives dans la Doncella Teodor », Communications de l’EREMM (AMERIBER), 17 mai 2018, édition coordonnée par Pierre Darnis et Julia Roumier, Atalaya. Revue d’études médiévales romanes, n° thématique 19, Las cadenillas de Hércules : stratégies discursives de l’argumentation pour convaincre, persuader et séduire (Moyen Âge et Siècle d’or), en ligne : https://journals.openedition.org/atalaya/3807

     

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    Notes

    [1] Fadrique (né 1223), Ferdinand (né 1225), Henri (né 1230), Philippe (né 1231), Sanche (né 1233) et Manuel (né 1234), sans compter peut-être les filles, Eléonore et Bérengère, très cultivées.

    [2] Famille textuelle du Roman des sept sages de Rome et de ses versions vernaculaires (Dolopathos, notamment), pour le second.

    [3] La littérature d’adab expliquait clairement que les contes ont pour fonction à la fois d’instruire, moraliser et distraire. Instruire, c’est d’abord enseigner à l’écoutant/au lecteur le beau langage, l’élégance, la perfection esthétique du récit. Mais il s’agit aussi de communiquer au récepteur une leçon, afin de le tirer de ce que les Arabes appellent ğahl (ignorance) de façon à lui offrir le ‘ilm, le savoir. Pour ce faire, ils opposent aussi un autre binôme essentiel, d’une part le ğidd (sérieux) et le hazl (plaisanterie). Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment d’une opposition mais d’une complémentarité : divertir peut enseigner.

    [4] Le terme de castigos, l’équivalent du français chastoiement, châtiment, signifie tout simplement enseignement, notamment dans un cadre familial.

    [5] Avant de mourir, il demande à des grues qui volaient par-là d’être témoins de cette agression et de le venger. Au cours d’une fête les voleurs aperçoivent les grues au-dessus d’eux, commencent par rire et se moquer du dernier vœu du poète, mais ils sont alors découverts et punis.

    [6] Le traité fut très connu durant tout le Moyen Âge castillan, réutilisé dans toute la littérature de dichos postérieurs, mais aussi dans les textes plus travaillés du XIVe siècle, dans la dernière partie du Conde Lucanor de don Juan Manuel ; dans la partie Castigos du Zifar qui le recopie littéralement après l’avoir désarticulé et mixé avec d’autres textes ; et par Pedro Lopez de Baeza qui l’a largement repris et adapté dans les normes qu’il rédige pour son ordre militaire, Santiago, un peu plus tard dans le courant du XIVe siècle.

    [7] Le Libro de los Estados de Juan Manuel en est librement inspiré, pour la trame générale. Beaucoup de prédicateurs reprirent des ex. au récit (la trompette de la mort, les deux coffres, et surtout le chasseur et le rossignol que l’on retrouve dans le Zifar). Le texte connaît une grande postérité littéraire, il sert d’argument à plusieurs mystères français et italiens, dont le Mystère du roi Advenir. Encore populaire à la Renaissance, l’histoire est reprise par le florentin Bernardo Pulci et, au début du XVIIe siècle (1611), par Félix Lope de Vega qui en fait le sujet d’une pièce de théâtre. Le troisième acte inspire à son tour Pedro Calderon de la Barca lorsqu’il compose La vida es sueño en 1636, sur le thème du libre arbitre opposé au destin.

     

    [8] La renarde écrasée par deux chèvres des montagnes ; l’entremetteuse qui cherche à empoisonner une de ses filles qui ne veut plus travailler par amour, la 1ère étant victime du poison qu’elle voulait glisser dans le nez des amants au moyen d’une paille, pendant leur sommeil… sauf que l’amant éternue au mauvais moment ; le charpentier, le barbier et leurs femmes, histoire de cocus et de nez coupés cette fois.

    [9] Le dialogue maïeutique est surtout propre à des textes plus tardifs, notamment dans les Castigos de Sanche IV à son fils, chez don Juan Manuel, ou encore dans la partie des Castigos del rey de Menton, dans le Zifar. Juan Manuel fait un large usage de ces dialogues entre un maître et son élève : Patronio et Lucanor, le philosophe Julio et l’infant Joas fils du roi Moraban dans le Libro infinido. Juan Manuel justifie l’usage du dialogue comme procédé didactique littéraire dans le Libro de los Estados : « (…) j’ai composé ce livre en forme de questions et réponses entre un roi et un infant son fils, et un chevalier qui éduque l’enfant et un philosophe ». Il y a en effet ici un double dialogue entre les deux paires de personnages. Évidemment, les acteurs du dialogue sont avant tout des outils maïeutiques, et n’ont guère de personnalité, souvent pas même de nom dans les traités du XIIIe siècle, et ils ne commencent à s’individualiser que dans les œuvres de Juan Manuel.

     

    Pour citer cet article

    Référence électronique
    Sophie Coussemacker, « La littérature sapientielle dans la Castille d’Alphonse X », Conceφtos [En ligne], HS1 | 2022, mis en ligne le 30 mars 2022. URL : https://ameriber.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/revue-conceptos/numeros-en-ligne/hs01-2022-alphonse-x/la-litterature-sapientielle-dans-la-castille-d-alphonse-x.html